Les chercheurs sont-ils encore libres d’explorer les dédales intellectuels comme bon leur semble ? Poser cette question, c’est supposer qu’ils le furent jadis. Cette interrogation est vaste, ponctuée de nombreuses nuances, et ne sera pas débattue totalement ici. Néanmoins, avançons que les domaines investigués par les chercheurs sont en adéquation avec leur temps et les intérêts des détenteurs de pouvoir du moment.
Les connaissances sont devenues des biens économiques
« Les chercheurs et leurs recherches sont indissociables du contexte historique, social et économique. Ce dernier va, en partie, définir sur quel type de questions ils vont travailler et avec quel type de méthode », explique Barbara van Dyck. Agronome de formation, elle a traversé la Manche pour réaliser un post-doctorat à l’Université de Sussex, grâce à une bourse européenne Marie Curie. Elle y explore un champ disciplinaire émergent : la recherche sur les recherches menées en sciences et technologies. Cette approche ancrée dans les sciences sociales essaie de comprendre et d’expliquer comment les questions prennent forme en sciences.
Barbara van Dyck pointe la spécificité de la recherche contemporaine :
Et d’ajouter, « produire des connaissances dans l’intérêt de la société c’est favoriser le progrès social et la possibilité de toutes les personnes d’avoir une vie de qualité. Un processus lent et complexe à évaluer suivant les critères mis à notre disposition. »
Cette préoccupation était au cœur d’un des ateliers du forum « Recherches en Transition.S » qui s’est tenu à l’Université de Namur. Organisé par un consortium d’associations dévolues au développement durable et des représentants du monde académique (UCL, ULB, ULiège, UNamur, Umons et HELMo), l’objectif général du forum était de mettre en réseau les chercheurs de la transition écologique et de revendiquer des moyens financiers pour ce domaine de recherche.
De l’importance de sortir de la logique productiviste en recherche
En plus de sa charge d’enseignement en socio-antropologie du développement, Robin Hublart est chercheur sur les initiatives citoyennes de transition à la haute-école libre mosane (HELMo).
Il interpelle sur l’omniprésence de la recherche appliquée, dont la liberté d’explorer est cadenassée par la nécessité de trouver rapidement solution à un problème spécifique posé :
« Ce serait intéressant d’avoir davantage de recherches qui sortent du cadre productiviste de manière générale, qui explorent sans préoccupation du résultat. Davantage libres, les chercheurs poseraient alors des objets de recherche qui seraient forts différents de ceux qu’on a aujourd’hui. » De quoi innover et peut-être à terme, provoquer un changement sociétal.
Or durant l’atelier du colloque Transition Now, quelques voix à rebours se sont élevées. Une participante de la société civile a émis l’envie d’un outil qui censurerait ni plus ni moins les recherches « toxiques », c’est-à-dire celles dont les résultats attendus iraient à l’encontre, ou ne serviraient pas directement, le changement sociétal qu’elle souhaite. La liberté de chercher n’est pas du goût de tous ou n’a pas la même définition chez chacun.
Laisser de la place au scepticisme
Dans la carte blanche parue le 20 février 2019 dans les journaux Le Monde (France), Le Soir (Belgique) et Le Temps (Suisse), cosignée par 260 représentants du monde académique de diverses universités européennes, on peut lire : « C’est devenu pour ceux qui possèdent une parcelle de savoir, un impératif moral et politique d’accompagner et d’encourager cette mobilisation de la jeunesse, de chercher avec elle et avec le plus grand nombre des réponses progressives et efficaces aux défis vitaux auxquels nous sommes désormais confrontés. » Assiste-t-on à l’émergence d’une recherche engagée et citoyenne ?
Lors du forum, la recherche dite « transdisciplinaire » a été poussée en avant. Elle a la particularité d’associer à la fois les citoyens et les associations dans la construction des sujets de recherche, la méthode et l’évaluation de la manière dont la recherche a été menée. « C’est une bonne chose car ce type de recherche est encore peu utilisé. Mais attention au risque d’enfermement dans une façon de chercher », poursuit le sociologue.
Et de préciser, « Dire « il faut transformer la société dans ce sens-là », c’est dire « je détiens une vérité », mais cela n’est vrai que jusqu’à preuve du contraire. C’est pourquoi il est important de financer une recherche qui s’interroge sur les directions que nous souhaitons prendre tous ensemble. Pourquoi souhaitons-nous les prendre à un moment donné, d’où nous viennent-elles ? Sont-ce les bonnes directions ? Par exemple : est-ce que la haute technologie et la digitalisation constituent la bonne manière de résoudre les problèmes climatiques ? Ou est-ce qu’il faudrait plutôt emprunter la voie low-tech, citoyenne, écologique ? Pourquoi ? Quels sont les contre-arguments ? Il est crucial de garder du scepticisme. Or cela manque dans tous les milieux de la recherche », conclut Robin Hublart. Science sans conscience n’est que ruine de l’âme…