Plus d’une centaine d’albums au compteur, 29 dessinateurs, et 32 scénaristes. La série de bandes dessinées « Spirou », créée en 1938, poursuit encore son histoire. Elle est parvenue à se démarquer des autres grandes BD francophones grâce à sa constante adaptation, évoluant selon l’époque et ses auteurs.
C’est en tout cas le constat du groupe de recherche en bandes dessinées « ACME » dans l’ouvrage collectif « Les Métamorphoses de Spirou ».
La BD, un objet de recherche universitaire
Il y a 10 ans, une poignée de spécialistes en BD décide de créer ce groupe de recherche. Il réunit aujourd’hui 18 chercheurs de l’UCL, l’ULB, l’ULiège, l’UNamur, l’UGand, l’Université de Lille et de la KUL. Chacun a sa propre approche dans l’étude de cet objet culturel, qu’elle soit historique, littéraire, économique, sociologique, ou encore institutionnelle.
Ces scientifiques ont décidé de lancer la collection « ACME » afin d’interroger le médium. Mais aussi dans le but de questionner les critiques et concepts théoriques destinés à décrire la bande dessinée. « Les Métamorphoses de Spirou » figure comme le second ouvrage collectif du groupe, après un premier volume consacré à la maison d’édition L’Association.
« Nous avons choisi d’étudier la série Spirou car elle n’est pas figée dans un carcan. Si l’on se réfère aux séries Lucky Luke ou Astérix, qui ont également eu plusieurs auteurs, on voit bien qu’il n’y a pas d’évolution dans les dessins, les thématiques abordées, le modèle de narration ou encore l’humour. C’est tout le contraire pour Spirou », affirme le Pr David Vrydaghs, doyen de la faculté de philosophie et lettre de l’UNamur, co-directeur de la publication avec Gert Meesters et Frédéric Pâques, et membre fondateur d’ACME.
« Bien que certains éléments reviennent, comme le costume de groom, chaque auteur est parvenu à reprendre le personnage à sa façon. Le format, l’humour et le style d’aventure ont changé à chaque fois ».
L’héritage de Franquin
Dans l’ouvrage, les chercheurs analysent le personnage et son histoire, incluant la naissance de son comparse Fantasio dans les années 40. Ils épinglent aussi les apports principaux des différents auteurs.
« Les auteurs jouissent au départ d’une grande liberté créatrice, la série repart littéralement à zéro à chaque épisode, ce qui entraîne une certaine imprévisibilité dans les scénarios. Toutefois, on note une réelle rupture dans ce modèle avec l’arrivée d’André Franquin », précise le Pr Vrydaghs.
Sa contribution dès 1946 dans l’univers de la série a été fondamentale. Inventant des personnages emblématiques comme le Comte de Champignac, Zorglub, Zantafio, Seccotine et surtout le Marsupilami. Des personnages qui resteront après le départ de Franquin.
« Les bédéistes qui ont suivi ont en effet eu des difficultés à se défaire de cet héritage. Ce sont Tome et Janry, auteurs de la série de 1984 à 1998, qui se démarquent peut-être le plus de l’univers de Franquin. Principalement sur le plan des intrigues. Avec eux, la série est influencée par le roman noir et policier et devient plus sombre. Ils créeront en parallèle la série dérivée « Le Petit Spirou » à laquelle ils se consacrent encore aujourd’hui ».
L’étude du 9eart, une pratique encore marginale
Cette spin-off est un bon exemple pour illustrer l’adaptabilité du personnage. La série a su évoluer avec son temps. Et avec une histoire s’étalant sur 8 décennies, Spirou met en perspective l’évolution de la société belge :
« Les premiers tomes, surtout ceux de Joseph Gillain, dit Jijé, sont marqués par le catholicisme et le colonialisme. Dans les albums écrits par Franquin dans les années 50-60, on note l’engagement pacifiste de l’auteur qui ne supportait pas les militaires et les ridiculisait dès qu’il en dessinait », précise le professeur de littérature.
Un engagement que l’on retrouvera encore davantage dans la série suivante de Franquin : « Gaston Lagaffe ».
Avec plus de 700 bédéistes, la Belgique représente le berceau du 9eart. Le groupe de recherche ACME est pourtant le seul qui existe en Belgique.
« La recherche dans ce domaine reste en réalité marginale et n’est pas toujours perçue comme sérieuse. Le monde universitaire a en effet tendance à reproduire dans ses choix d’objets les hiérarchies culturelles. La BD est ainsi qualifiée d’art populaire, inférieure aux autres formes d’arts, de même que le rap ou les jeux vidéo ».
« Cela tend toutefois à changer. Les BD sont davantage vues comme des formes d’expressions de la culture contemporaine, qui nous disent quelque chose sur notre société », assure David Vrydaghs.