Le numérique ébranle le droit

7 août 2020
par Raphaël Duboisdenghien
Temps de lecture : 4 minutes

Pour réguler l’emprise tentaculaire du numérique, le droit doit être habité par l’éthique et la démocratie. Le juriste Yves Poullet exprime cette exigence dans «La révolution numérique: quelle place encore pour le droit?» de la collection L’Académie en poche. «Ces deux préoccupations nous permettent d’envisager le numérique, non comme une fatalité, mais comme un objet façonnable dont la puissance doit être mise au service des hommes», souligne le professeur émérite, recteur honoraire de l’UNamur.

«La révolution numérique: quelle place encore pour le droit?», par Yves Poullet. Collection L’Académie en poche. VP 7 euros, VN 3,99 euros

Hésitations, incohérences, silences européens

Membre de la Chambre contentieuse de l’autorité belge de protection des données, Yves Poullet évoque l’atteinte portée à la liberté par le logiciel de géolocalisation introduit dans les GSM. Le chercheur relève que, pour accroître son trafic, Facebook donne la priorité aux contenus sociaux plutôt qu’aux informations de presse.

«Ce choix a permis l’essor des fake news. La méfiance vis-à-vis des organes de presse. Et contribué à la fameuse bulle de verre qui enferme les internautes dans leurs convictions plutôt que de les ouvrir au monde.»

Comment le droit réagit-il à la révolution numérique? «Quarante-cinq ans de suivi du droit du numérique nous apprennent le silence, les hésitations, les incohérences de la réponse du droit, en particulier européen. La multiplication des textes réglementaires européens cache mal la difficulté de nos autorités à dégager une ligne claire d’action. Ainsi, la nécessité affirmée par la Commission européenne de développer une économie de la donnée, fondée sur le partage des données, se heurte à des textes qui, dans le même temps, consacrent, voire étendent, les droits de propriété intellectuelle et compliquent les partages.»

Les fondements du droit sont sapés

L’innovation et les résultats des applications sont de plus en plus confisqués par les Gafam, acronyme des 5 entreprises étatsuniennes qui dominent le marché: Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Et par les Batx, les champions chinois Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.

«Il importe d’abord de rappeler à ces géants du Net les principes de la concurrence saine et loyale entre eux et vis-à-vis des clients», avance le fondateur du Centre de Recherche Information, Droit et Société (CRIDS).«Les contraindre au respect des législations de notre société de l’information. Mais également émettre des législations spécifiques à ces opérateurs.»

Le territoire, la loi et le sujet de droit, ces 3 fondements du droit traditionnel sont sapés par un numérique sans frontières. Autorégulés par des organismes privés internationaux qui présupposent que le sujet de droit est un agent conscient, libre et égal.

«Que deviennent cette liberté et cette égalité à l’heure où la technologie permet la surveillance de chacun, en exclut certains et en manipule d’autres?», se demande le coprésident du Namur Digital Institute (Nadi) qui regroupe 150 chercheurs. «Il nous importera de montrer qu’à cette remise en cause de ses fondements, le droit réagit. Ou plutôt tente de réagir.»

Observer, relire, inventer
Le numérique modifie aussi insidieusement les sources du droit, le travail de ses acteurs. Il a tendance à imposer sa loi. Pour le membre de la classe technologie et société de l’Académie royale de Belgique, il s’agit d’observer comment le droit s’adresse à la technologie à travers des textes juridiques. En particulier à l’intelligence artificielle.

«Le numérique force à relire les concepts sur lesquels l’intervention juridique repose traditionnellement, voire à en inventer de nouveaux», conseille l’expert auprès du Conseil de l’Europe. «Sans doute, le droit, grâce à sa plasticité, se contorsionne. Mais ces contorsions ont leurs limites. Au-delà de dispositions particulières, la proclamation des droits de l’homme  fait écho aux valeurs éthiques universelles.»

Exiger le recul et la réflexion collective

Les droits humains fondamentaux sont à privilégier dans le domaine du numérique. Lors de l’adoption de législations. Et de la prise de décisions par les juges.

«Il importe pour le juriste de réclamer que le développement de notre société de l’information fasse sens pour l’humanité», conclut l’ancien professeur à la Faculté de droit des universités de Namur et de Liège. «Pour ce faire, le droit se doit d’être mis à distance et exige le recul et la réflexion collective.»

«Par ailleurs, le droit est la volonté de rencontrer les risques liés à cette société du numérique et d’apporter à ces risques des solutions. Le droit est prudence. Il n’avance qu’à pas mesurés. Et c’est très bien ainsi», assure Yves Poullet.

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