Le Pr Michel Milinkovitch en voit de toutes les couleurs. Ces derniers jours, c’est le secret de la coloration de la peau des lézards qu’il vient de mettre en lumière.
Avant cela, il avait déjà montré comment le caméléon changeait de couleur via un processus physique. Et, entre-temps, il s’est aussi intéressé aux rides de la peau des éléphants d’Afrique et à leur utilité.
Les reptiles qui ont cette fois retenu l’attention du généticien sont les lézards ocellés. Leurs nouveau-nés sont bruns à pois blancs. Après quelques mois, toutes les écailles deviennent vertes ou noires. « Ce qui se passe ensuite est surprenant et spectaculaire », indique cet ancien chercheur de l’Institut de Biologie et de Médecine moléculaire de l’ULB qui, depuis 2008, dirige le LANE, le laboratoire de l’évolution artificielle et naturelle de l’Université de Genève.
Le système de von Newmann et la réaction-diffusion de Turing
« Les écailles individuelles du lézard ocellé passent du vert au noir et du noir au vert pour générer progressivement un motif labyrinthique de chaînes d’écailles vertes et noires. »
Pourquoi, comment, selon quels mécanismes? Ce sont les mathématiques qui ont inspiré le spécialiste pour cette recherche. « Dans les années 1940, le mathématicien John von Neumann invente un obscur système de calcul théorique appelé les «Automates Cellulaires» (AC). Cet objet mathématique a été appliqué à de nombreux domaines de l’informatique, mais on pensait qu’il s’agissait d’un concept purement abstrait », explique-t-il.
« Un autre mathématicien, Alan Turing, le père de l’informatique théorique et de l’intelligence artificielle, a publié un article fondateur en 1952 décrivant les bases mathématiques d’un processus de formation de motifs dans la nature: le système dit de «réaction-diffusion» (RD). »
En ce qui concerne les «Automates Cellulaires», Michel Milinkovitch avait déjà démontré en 2017 qu’ils médiaient l’évolution de la couleur des écailles du lézard ocellés. En d’autres termes, il avait proposé que les AC de von Neumann, longtemps considérés comme des systèmes de calcul entièrement abstraits, ont été générés par l’évolution biologique.
Au-delà de ce résultat surprenant, une contradiction semble apparaître: de nombreuses études, y compris chez le poisson-zèbre, montrent que les motifs de couleur de la peau résultent d’un mécanisme très distinct des AC de von Neumann. En effet, les rayures des zèbres, les taches des guépards ou les motifs labyrinthiques de certains poissons des récifs coralliens émergent d’interactions microscopiques entre cellules pigmentaires, un processus très bien décrit par la réaction-diffusion d’Alan Turing.
Les variations de l’épaisseur des écailles comme moteur
« Michel Milinkovitch propose alors que la géométrie de la peau (épaisse au milieu des écailles et très mince entre les écailles) transforme un mécanisme de Turing en un automate cellulaire, reliant deux concepts distincts et deux domaines des mathématiques. Avec son équipe, il effectue des simulations informatiques qui semblent étayer cette hypothèse », rappelle-t-on à l’Université de Genève.
Avec Stanislav Smirnov (Médaille Fields en 2010, l’équivalent du prix Nobel de mathématiques) Michel Milinkovitch dérive un lien mathématique formel entre le mécanisme de Turing et celui de von Neumann.
Malgré le caractère spectaculaire de ces découvertes, un problème majeur demeure: la transformation d’un mécanisme de réaction-diffusion de Turing en un automate cellulaire de von Neumann dans les simulations informatiques de Milinkovitch, ainsi que dans la dérivation mathématique formelle de Smirnov, repose entièrement sur une hypothèse. Celle-ci dit que l’amincissement de la peau entre les écailles réduit suffisamment la diffusion des interactions de cellule à cellule pour faire émerger l’automate cellulaire.
L’étude que vient de publier le patron du LANE démontre que son hypothèse de départ est correcte. La variation de l’épaisseur de la peau est suffisante à elle seule pour provoquer une coloration écaille par écaille et transformer une dynamique de réaction-diffusion en un automate cellulaire.
« Michel Milinkovitch et sa doctorante Anamarija Fofonjka, ont effectué des simulations informatiques du mécanisme de Turing en utilisant une géométrie reproduisant très exactement celle de la peau d’un vrai lézard », indique l’Université de Genève. « La dynamique résultante du changement de couleur émergeant de ces simulations informatiques suit exactement la prédiction: chaque écaille devient verte ou noire, puis les écailles individuelles changent de couleur (du vert au noir et du noir au vert) exactement comme chez les vrais lézards, produisant finalement un motif labyrinthique stable. »