Depuis quelques années, le spatial s’ouvre à de nouveaux acteurs qui bousculent les usages que l’on fait de l’espace. Autrefois dominé par les grandes agences comme la NASA (Etats-Unis) ou Roscomos (Russie), de plus en plus d’entreprises privées investissent aujourd’hui dans le secteur. Au point que l’on parle aujourd’hui d’un nouvel âge spatial : le « New Space ». Lors de la conférence « L’espace, le nouveau Far West ? », organisée par le réseau interuniversitaire sciences.be, plusieurs intervenants sont revenus sur ce phénomène et les menaces qu’il fait peser sur la recherche spatiale.
Des satellites par milliers
« Avec l’arrivée de ces entrepreneurs privés, nous sommes passés à un environnement de marché qui vise une recherche de rentabilité, au travers de nouvelles activités », résume Sophie Van Eck, chercheuse qualifiée FNRS et professeure à l’Institut d’Astronomie et d’Astrophysique de l’ULB.
Citons, par exemple, la société Blue Origin de Jeff Bezos (actuel patron d’Amazon) qui mise, entre autres, sur le développement du tourisme spatiale. De son côté, l’entreprise SpaceX d’Elon Musk entend offrir un service Internet à haut débit pour toute la planète via un réseau de milliers de satellites. C’est le projet Starlink. En vue de concurrencer ce projet, l’Europe envisage de lancer sa propre flotte de satellites de communication.
Pour Roland Lehoucq, astrophysicien au centre de recherches et d’innovation Paris-Saclay, l’utilisation de l’espace avec une visée commerciale existe déjà depuis un certain temps : « Les premiers satellites de télécommunication sont apparus dès les années 60, et les systèmes de positionnement par satellite (comme le GPS) sont commercialisés depuis plusieurs années. Ce qui change véritablement aujourd’hui, c’est l’échelle, par la possibilité de construire à bas coût. »
La méga-flotte déployée depuis mai 2019 par SpaceX comportera ainsi 12.000 satellites d’ici 2025. A terme, l’ambition est d’en envoyer 30.000 de plus. « Il faut réaliser que, depuis Spoutnik (1957), l’humanité n’a envoyé “que” 8.000 satellites », rappelle Roland Lehoucq.
Quand la pollution touche aussi l’espace
Ces « constellations » de satellites posent problème pour plusieurs raisons.
La pollution visuelle qu’elles engendrent limite, voire empêche, les observations par des télescopes installés au sol. En 2020, l’Observatoire européen austral (ESO) a publié une étude analysant l’impact de 18 constellations de satellites. Selon les chercheurs, les conséquences sur les grands télescopes, comme le Very Large Telescope (VLT), seraient modérées, même si l’effet sur les longues expositions ne serait pas négligeable. En revanche, les télescopes à champ large, utilisés pour scanner de vastes portions du ciel, seraient quant à eux très impactés.
La seconde crainte des scientifiques est la collision de ces satellites avec d’autres objets orbitaux. « Au cours des trois dernières années, ce risque a doublé par rapport à ce qu’il était lors des dix années précédentes. Des simulations établissent qu’avec 60.000 satellites en orbite basse autour de la Terre, il y aura 40 collisions de satellites par an », informe Sophie Van Eck.
Le problème de ces collisions est qu’elles génèrent des millions de débris qui risquent d’entrer en collision avec d’autres débris ou des instruments fonctionnels. Une réaction en chaîne que l’on appelle le « Syndrome de Kessler » théorisé en 1978. « Certaines orbites deviendraient alors impraticables. Ce qui signifierait un réel retour en arrière technologique », souligne encore la Pre Van Eck.
« On estime qu’il y a aujourd’hui plus de 35.000 débris de plus de 10 centimètres en orbite autour de la Terre, et un nombre bien plus considérable de plus petite taille », indique Roland Lehoucq.
Un droit de l’espace à dépoussiérer
Pour autant, des solutions pour réguler le marché du New Space existent. Selon Jean-François Mayence, collaborateur à l’ULiège et conseiller dans le domaine des activités spatiales à Belspo, l’espace ne représente pas un nouveau Far West : « Celui-ci est régi par des règles, et le cadre légal actuel reste pertinent pour répondre aux défis qu’amène le New Space. Dire que les Etats sont démunis face aux acteurs privés est faux.»
On retrouve ainsi, dans le Traité de l’espace ratifié par l’ONU en 1967, le principe selon lequel la recherche scientifique dans l’espace (y compris la Lune et les autres corps célestes) est libre, et que cette liberté doit être facilitée et encouragée par les Etats. « Un second principe énonce que les Etats doivent s’abstenir de créer des situations d’interférences, c’est-à-dire qu’une activité empêcherait une autre activité tout aussi légitime d’être réalisée de manière efficace.»
Le problème ? Les Etats utilisent très peu ces principes. Des tensions persistent entre la défense des intérêts commerciaux et l’intérêt commun. L’établissement de nouvelles règles apparaît nécessaire. « A l’avenir, un arbitrage devra être réalisé entre les activités commerciales, gouvernementales et scientifiques dans l’espace. La régulation du trafic orbital est d’ailleurs actuellement discutée à l’ONU. »
En Europe, le projet Spaceways, auquel participe la Belgique, vise à fournir d’ici juin 2022 des lignes directrices et recommandations à la Commission européenne sur la gestion du trafic spatial. Les partenaires réaliseront une évaluation juridique, politique et économique menant à des recommandations finales pour sa mise en œuvre. Des conclusions qui sont d’ores et déjà très attendues, tant par les entrepreneurs privés que par les scientifiques.