Tout commence par une dent assez mal conservée, fracturée en deux morceaux. Et celle-ci mobilise une impressionnante communauté de chercheurs. C’est que découvrir un homme de Néandertal est relativement rare : on en compte 16 en Wallonie, à peine environ 500 de par le monde, et aucun squelette complet. La dent découverte lors de fouilles récentes provient d’un individu, au sexe non encore déterminé, ayant occupé la grotte Scladina (Sclayn, Province de Namur) entre 45.000 et 40.000 ans avant notre ère. Soit durant la période qui a vu les Néandertaliens s’éteindre avant de laisser la place à l’Homme moderne. De quoi ouvrir grand les perspectives d’études sur ce vestige unique. Et de nouvelles connaissances sur notre cousin.
Variabilité dentaire
C’est donc une dent isolée et usée qui a été mise au jour. Et malgré les précautions extrêmes prises par l’équipe, elle s’est fragmentée en deux morceaux.
« Si elle est assez mal préservée, elle n’en recèle pas moins des informations extrêmement importantes. Notamment pour les anthropologues, afin de décrire la variabilité des Néandertaliens. En effet, on a une bonne connaissance de la morphologie dentaire de l’Homme moderne. Mais pas de celui de Néandertal. Dès lors, chaque reste compte et est primordial », explique Dre Adeline Le Cabec, chercheuse CNRS spécialisée en anthropologie dentaire à l’université de Bordeaux.
Des chercheurs de plusieurs pays planchent déjà sur ce reste prometteur, provenant des universités de Liège, de Gand, de Bordeaux, de Lille et d’Aix-Marseille ainsi que de Leiden (Pays-Bas). Mais aussi des chercheurs anglais et allemands du Max-Planck Institute (Leipzig). Sans oublier les scientifiques de l’AWAP (agence wallonne du patrimoine).
Une trouvaille de fouille
« Ce vestige est particulièrement précieux, car il a été trouvé en contexte. » C’est-à-dire non pas dans les collections muséales, émanant pour la plupart de fouilles organisées au cours du 19e siècle, et revisitées à l’aide des technologies modernes (comme ce fut le cas des dernières découvertes à Spy et à Goyet), mais lors de fouilles menées sur le terrain. Scladina se distingue comme étant le seul chantier belge de fouilles permanent pour la Préhistoire ancienne, avec un suivi quotidien de sa stratigraphie.
La dent ,dont il est question ici, a été retrouvée récemment à un niveau archéologique de la grotte de Sclayn sur lequel les scientifiques n’auraient pas pensé y trouver des vestiges humains.
« Elle a été trouvée en plein cœur d’une couche stratigraphique dénommée 1B-GRH, relativement pauvre en matériel archéologique : seule une vingtaine de silex taillés y ont été découverts. C’est une couche stratigraphique récente : environ 40.000 – 45.000 ans », précise Dr Grégory Abrams, conservateur de l’EMA (Espace muséal d’Andenne) et superviseur des fouilles à la grotte Scladina.
A titre de comparaison, l’enfant de Sclayn, dont les hémi-mandibules droite et gauche ainsi qu’un fragment de maxillaire et 16 dents ont été mis au jour dès 1993 (et fait la renommée mondiale du site), est mort il y a quelque 110.000 ans. Ces restes sont issus des couches inférieures de la grotte, tandis que la nouvelle dent provient des couches supérieures, beaucoup plus récentes. Cela est rendu possible par une technique de fouille en pyramide.
Un modèle virtuel en 3D
La dent du nouveau Néandertalien va faire l’objet d’une description détaillée aux niveaux morphologique et métrique. Pour ce faire, elle a été tout d’abord scannée à haute résolution (7 microns) à l’Université de Gand. De quoi en faire un modèle virtuel en 3 dimensions.
« Réaliser un scan de la dent, c’est une démarche muséale et curatoriale qui permet une approche moins destructive du reste. Nous avons une stratégie scientifique pour déterminer l’ordre dans lequel on fait les analyses. On commence par les analyses non destructives qui permettent de faire une sauvegarde virtuelle de l’objet, avant de décider, avec l’accord d’un comité scientifique à chaque étape, de faire des analyses destructives », explique Dr Grégory Abrams.
Premières observations
Le modèle virtuel en 3D est déjà riche en informations. « On peut observer certaines choses sur la couronne dentaire : elle est très usée et de la dentine apparaît au niveau de la surface occlusale. C’est une dent d’un individu adulte qui l’a fortement sollicitée », analyse Dre Le Cabec.
« Des accumulations de tartre sont visibles sur le côté de la dent. Il s’agit de plaque dentaire indurée, laquelle a potentiellement capturé des particules végétales ou des micro-restes issus du repas et de la cavité orale du Néandertalien. Des recherches futures pourraient fournir des informations sur la santé et l’environnement de cet individu. »
Au-delà du tartre, comme on devient ce que l’on mange, l’analyse plus poussée de la dent pourrait renseigner sur le régime alimentaire. Et indiquer le type de viande consommée, la proportion de végétaux ingérés.
« Dans le bas de la couronne, on aperçoit une multitude de petites vaguelettes. Ce sont des lignes de croissance dans l’émail. Lorsqu’il s’agit d’un individu jeune, comme ce fut le cas avec l’enfant de Sclayn, on peut calculer l’âge qu’il avait à sa mort en comptant ces lignes. Cela est impossible avec un adulte. Mais c’est exceptionnel de voir ces instantanés de croissance capturés sur cette dent », analyse la spécialiste en anthropologie dentaire.
La racine de la dent (la fracture a eu lieu au bas de la couronne) a également été scannée en 3 dimensions. « En étudiant la morphologie de cette racine, sa couleur, son volume, on va pouvoir voir comment cette dent s’insère dans la variabilité néandertalienne. »
« Une coupe virtuelle 2 D dans cette racine affine la vue sur le cément, c’est-à-dire la substance osseuse recouvrant l’ivoire à la racine de la dent. Ce tissu particulier est intéressant à étudier, car il nous permettra de savoir si ce Néandertalien utilisait ses dents comme des outils, ou seulement pour mastiquer et manger. Autrement dit, avait-il des activités paramasticales ? »
Et s’ils s’étaient rencontrés en Europe occidentale?
La découverte de cette dent pourrait, peut-être, modifier fondamentalement notre compréhension du passé.
Arrivés en Europe en 300.000 avant notre ère, les derniers Néandertaliens s’éteignent en Europe de l’Ouest entre – 45.000 et – 40.000 ans. Presque au même moment, nos ancêtres Hommes modernes prennent possession des lieux. En Europe de l’Est, ces deux populations se sont rencontrées et des accouplements ont eu lieu. Ils ont engendré des individus hybrides. « Cette hybridation est documentée en Tchéquie, en Roumanie et en Bulgarie », explique Dr Abrams.
« Par contre, selon les recherches actuelles, la zone de l’Europe du Nord-Ouest paraît être une sorte d’îlot de sauvegarde et de préservation des Néandertaliens, lesquels semblent gentiment s’éteindre avant l’arrivée des hommes Modernes. Nos dernières analyses, menées avec une équipe transfrontalière et dont les résultats sont en cours de publication, tendent à montrer qu’il est possible que Hommes modernes et Néandertaliens ne se soient jamais rencontrés dans notre région », poursuit-il.
Mais découvrir une dent néandertalienne dans une couche stratigraphique si récente, datée aux environs de 40.000 ans, ouvre le champ des possibles. En effet, à ce moment du passé, les Hommes modernes arrivaient dans notre région. Le Néandertalien dont la dent a été mise au jour, est-il le premier témoin d’une hybridation entre Hommes moderne et de Néandertal en Europe du Nord-Ouest ? « Cela nous obligerait à revoir complètement notre scénario de la dynamique du peuplement préhistorique», conclut Dr Abrams. Pour dénouer cette histoire, place désormais aux chercheurs.