Série « Les phages, ces virus amis » (3/3)
En Europe, il n’existe qu’un seul endroit où des virus bactériophages sont produits : l’hôpital militaire de Neder-Over-Heembeek. Initialement dévolu à la recherche, l’établissement public mène cette activité de production, car il est le seul à en avoir reçu l’autorisation. La législation européenne étant en passe de changer, facilitant l’usage de la phagothérapie dans les 27 autres pays de l’Union, la demande en phages va s’accroître dans les prochaines années. Dans ces conditions, il était indispensable que l’hôpital militaire collabore avec une firme pharmaceutique. Cette société, c’est Vesale Bioscience, basée à Eghezée. Elle a récemment reçu le prix de la start-up en sciences de la vie la plus innovante de l’année au niveau européen. Et devrait commencer à commercialiser les phages d’ici 2024.
La plus grande collection au monde
« Pour qu’il soit efficace, un phage doit rencontrer 3 critères. Il doit être extrêmement virulent. Il ne doit pas être attaqué par notre système immunitaire. C’est-à-dire qu’il doit passer incognito dans notre corps, lequel ne le reconnaît pas comme un ennemi, du moins durant 5 – 6 jours. Il doit aussi avoir un champ d’action le plus large possible », précise Jehan Liénart, CEO de Vesale Bioscience.
C’est le cas d’un phage mythique contre le staphylocope doré, découvert par l’Institut géorgien Eliava. Son champ d’application est de 87 %. « Il va donc tuer 87 % des staphylocoques dorés, quelle que soit la famille à laquelle ils appartiennent », poursuit-il. « Au bout de deux années de négociation, nous avons obtenu les droits de commercialisation de ce phage. C’est exceptionnel !»
Et la collaboration avec l’Institut Eliava ne s’arrête pas là. Elle concerne une large gamme d’autres phages d’importance capitale. D’ici juillet 2022, la start-up espère posséder la plus grande collection de phages opérationnels au monde.
Logée contractuellement en Belgique, elle comprendra des phages contre les staphylocoques dorés, E.Coli « qui est responsable à lui seul de 50 % des cas d’antibiorésistance dans le monde », Acinetobacter et Klebsiella. « Ces dernières conduisent presque toujours à des handicaps ou à la mort. Elles sont pan-résistantes, c’est-à-dire résistantes à tous les antibiotiques. Et elles sont en plein boom. » A cela s’ajoute un très grand nombre de phages contre les Pseudomonas.
Un test automatique détermine la bonne combinaison
Dans un premier temps, cette collection va servir à développer une innovation : le phagogramme décentralisé.
Jusqu’alors, pour déterminer quel phage ou quel cocktail de phages utiliser pour vaincre une bactérie pathogène, cela demandait une bonne semaine de travail de laboratoire. La start-up a développé un petit appareil muni d’un luminomètre, contenant une plaque à 99 trous dans lesquels sont logés des phages séchés. Sur celle-ci est posée un petit échantillon d’infection du patient. En une heure, l’appareil muni d’un puissant algorithme définit le cocktail de phages adéquat (et issus de la collection) pour tuer la bactérie pathogène.
Hormis ce gain de temps substantiel, un deuxième intérêt du phagogramme est d’éviter les résistances. « Les phages sélectionnés – au minimum 3 par cocktail – seront complémentaires entre eux. Autrement dit, ils s’attacheront à des récepteurs différents à la surface de la bactérie. Cette attaque via plusieurs fronts empêchera la bactérie de s’adapter et de créer des résistances. »
Une adjonction de certains antibiotiques est parfois bénéfique à la thérapie. Mais pas tous, certains détruisant le point d’accès de phages dans la bactérie. Le phagogramme sera également capable d’indiquer si un traitement antibiotique additionnel est conseillé avec le cocktail retenu et quelle molécule employer. Déjà breveté, il devrait être validé aux normes CE d’ici le 26 mai 2022.
Actuellement, il n’en existe qu’un seul exemplaire, utilisé et testé par le laboratoire hospitalier universitaire de Bruxelles.
sDans les prochains mois, Vesale Bioscience en placera gratuitement beaucoup d’autres dans les grands centres médicaux européens, là où il y a des médecins d’ores et déjà intéressés par la phagothérapie. « C’est le cas de Gasthuisberg, l’hôpital adossé à la KUL, qui va investir pas moins de 20 millions d’euros dans des protocoles de phagothérapie. »
Des phages fabriqués en Belgique
En prévision de la forte demande européenne en phages dans les prochaines années, Vesale Bioscience envisage d’installer une unité de fabrication de phages en Belgique. « Dans un premier temps, cela se fera sur le site bruxellois de la Défense. »
Les usines à phages, ce sont des bactéries. Mais pas n’importe lesquelles, elles sont très spécifiques. Elles multiplieront les phages contenus dans la collection de la start-up.
Et pour en avoir de très grandes quantités en stock, elle étudie la possibilité de conserver les phages sous forme sèche. « C’est l’objet de notre subside Biowin d’environ 5 millions euros. Les phages naturels produits sous forme liquide ont une durée de validité comprise entre 6 et 12 mois. Mais, sous forme sèche, leur durée de validité est infinie. Outre permettre un transport de phages plus aisé, cette avancée est également intéressante en galénique. On pourra faire des puffs contenant des phages pour les personnes souffrant de mucoviscidose ou de tuberculose. Mais aussi des crèmes pour les grands brûlés. »
« La stratégie de distribution gratuite des phagogrammes nous permettra de réaliser des études, de collecter des données et de mettre le traitement à disposition, grâce à notre unité de production. Ainsi, avec de solides références, Vesale Bioscience arrivera tout puissant sur le marché. » Le début de la commercialisation des phages devrait intervenir courant 2024.