Quelle est la place de la science dans les colonnes des quotidiens francophones ? Un collectif de chercheurs, dont Pr Antonin Descampe et Louis Escouflaire de l’UCLouvain, s’est penché sur la question et plongé dans 20 ans de production médiatique de trois journaux généralistes belge (Le Soir), français (Le Monde) et suisse (Le Temps). Leur conclusion est que la science y est rarement traitée comme sujet principal. Les aspects politiques, législatifs et économiques prédominent sur les explications scientifiques. Si le traitement de la thématique vaccinale anti-Covid-19 apparaît déséquilibrée et rarement neutre, les chercheurs mettent en évidence le poids des thématiques Covid-19, nucléaire et climat. Ils soulignent également la forte prédominance masculine (75%) dans les articles traitant de sciences.
Les limites de l’étude
Avant d’aller plus loin, il est impératif de mettre en avant les biais méthodologiques. En effet, les chercheurs, rassemblés au sein de l’Observatoire des Pratiques Socio-Numériques (OPSN), ont utilisé un logiciel scannant tous les articles produits entre 2001 et 2022 contenant les mots “science*” ou “scienti*”.
« Il serait dès lors abusif de décréter que notre étude porte sur l’ensemble des articles traitant de science dans les trois journaux concernés. En effet, de tels articles ont pu être publiés sans contenir les mots “science” ou “scientifique”. A l’inverse, ces termes ont pu être employés sans que l’ensemble de l’article ne soit considéré comme relevant d’un traitement, d’un sujet ou d’un angle “scientifique” », mettent en garde les chercheurs en préambule de leur étude.
Covid, climat, nucléaire et pas grand-chose d’autre
Globalement, les 2 termes interviennent dans 9,1% (Le Monde), 8,3% (Le Temps) et 3,9% (Le Soir) de l’ensemble des articles produits en 20 ans. « Toutefois, la science n’est pas nécessairement un thème central dans les articles étudiés. La mobilisation de la science se fait plutôt au service d’autres thématiques et cadrages (politique, économique, législatif, institutionnel, etc.) », poursuivent-ils.
Concernant les thèmes scientifiques abordés, les chercheurs remarquent que la santé publique et les enjeux sociaux (inégalités, état social) ne figurent pas parmi les principaux sujets traités dans les trois médias généralistes au centre de cette étude. Au contraire, Covid-19, nucléaire et climat y constituent le haut du panier.
« La question du climat voit sa présence médiatique multipliée par trois en 20 ans. Jusqu’en 2019, le traitement du climat se focalisait sur les conséquences lointaines, et souvent anxiogènes pour les citoyens dénués de moyens d’action, du réchauffement et leurs effets à l’échelle de la planète (catastrophes, fonte des glaces, extinction des espèces, pollution, etc.) », analysent les chercheurs.
Mais, en 2019, ils assistent à un point de bascule : le traitement médiatique évolue pour mettre davantage en évidence les causes du changement climatique, les leviers d’action politiques et les solutions concrètes à mettre en place pour renverser la tendance.
« Quant au nucléaire, il est davantage traité via une perspective politique (dans Le Soir et le Monde) ou géopolitique et internationale (dans Le Temps) que scientifique ou environnementale. »
Un traitement déséquilibré de la vaccination anti-Covid
Dans les trois médias généralistes, concomitamment à l’arrivée des vaccins contre le Covid, le thème de la vaccination a explosé en termes de nombre d’articles.
Alors que, au cours des 20 dernières années, la thématique de la vaccination était globalement associée à un contexte sémantique négatif (en dessous de 0) dans les trois médias (c’est-à-dire se focalisant davantage sur les controverses, les risques et les mouvements opposés à la vaccination que sur ses effets bénéfiques pour la santé publique), « Le Soir présente la vaccination anti-Covid dans un contexte bien plus positif que précédemment : l’indice évaluatif passe même largement au-dessus de zéro. On peut dès lors supposer que ce média a davantage mis en lumière les effets bénéfiques de la vaccination que les controverses qui lui sont associées et les mouvements antivax. »
Au contraire, « Le Monde traite de la vaccination dans un contexte sémantique drastiquement plus négatif à partir de 2020, traitant probablement davantage les controverses associées au développement de ceux-ci (femmes enceintes, vaccination des enfants…), et laissant davantage de place à la parole des sceptiques (même si c’est pour la réfuter). »
Enfin, si Le Temps parle de la vaccination plus positivement qu’avant, l’évolution entre 2019 et 2020 est toutefois plus faible que pour les deux autres journaux.
Toujours une affaire d’hommes
Les chercheurs ont également entrepris de mettre en évidence le genre des personnes intervenant dans les articles du Monde, du Soir et du Temps, sur la période 2001-2022, contenant le mot “science*” ou “scienti*”. Il s’agit donc d’un scan global, englobant tant les scientifiques interrogé(e)s que le ou la journaliste, ou toute autre personne citée dans l’article, comme une personnalité politique.
Pour ce faire, ils ont eu recours à spaCy, un module de traitement automatique du langage, capable d’extraire les noms propres. « Ensuite, chaque nom a été analysé grâce au module GenderGuesser, qui identifie automatiquement le genre de l’individu concerné à partir de son prénom. »
Le résultat est sans appel. Dans les trois journaux généralistes, la prédominance des prénoms masculins est indiscutable, atteignant une moyenne de 75%.
A noter que, dans les limites de l’étude menée par l’Observatoire des Pratiques Socio-Numériques, le journal belge (24%) accorde un tout petit peu plus de place aux femmes que les journaux français (21%) et suisse (20%).
« Ces résultats confirment ceux de l’étude GenderedNews, réalisée en mars 2022 à l’Université Grenoble-Alpes, qui montrait une surreprésentation (supérieure à 70%) des individus masculins dans la presse française, toutes rubriques et tous médias confondus », expliquent les chercheurs.
Globalement, ces résultats vont dans le même sens que les données de l’Institut de statistique de l’UNESCO, mettant en exergue que moins de 30 % des chercheurs dans le monde sont des femmes.