C’est une histoire de longue haleine que racontent Stefan Constantinescu, professeur à l’Institut de Duve (UCLouvain) et au Ludwig Institute for Cancer Research et Nicolas Papadopoulos, doctorant au sein de la même équipe. Depuis 2000, l’équipe cartographie les bases moléculaires des néoplasmes myéloprolifératifs, un groupe de cancers du sang associés à des complications telles que des thromboses qui évoluent vers des leucémies et qui deviennent plus fréquents avec l’âge. Ces cancers touchent environ 1 personne sur 1 500, soit plus de 7.000 malades en Belgique.
Mutations embryonnaires
Depuis une dizaine d’années, un lien a été établi entre certaines thromboses et les néoplasmes myéloprolifératifs. Il a été constaté que la majorité des thromboses abdominales traitées par des gastroentérologues et des chirurgiens portaient une mutation dans la protéine JAK2 et que ces patients étaient atteints d’un néoplasme myéloprolifératif.
« Ces mutations sont acquises très tôt, parfois au cours de la vie embryonnaire. Elles restent latentes pendant 40 ou 50 ans avant d’être activées et de conduire à la maladie », souligne Pr Constantinescu.
Deux mutations importantes
En 2005 et 2006, l’équipe de l’Institut de Duve participe à la découverte de deux mutations qui induisent une prolifération excessive des cellules produisant les composants du sang. La première mutation concerne une famille de molécules de signalisation cellulaire (JAK), la seconde concerne la protéine TpoR (un récepteur à la thrombopoïétine, une hormone qui stimule la formation de plaquettes sanguines).
Ces découvertes ont mis l’industrie pharmaceutique sur la piste du développement de traitements potentiels qui visent à bloquer la protéine JAK2. Malheureusement, la protéine JAK2 est commune à de nombreux récepteurs et son blocage provoque de sérieuses complications, sans permettre la guérison de la maladie.
Découvertes successives
En 2013, les chercheurs découvrent qu’une mutation dans une autre protéine, la calréticuline, est impliquée dans la majorité des néoplasmes myéloprolifératifs négatifs pour la mutation JAK2. L’équipe du Pr Constantinescu découvre alors que la calréticuline mutée agit en se liant et activant le TpoR de manière incontrôlée.
Fin 2022 et en avril 2023, une nouvelle avancée prometteuse est publiée. Christian Pecquet et Nicolas Papadopoulos collaborent avec les Cliniques universitaires Saint-Luc et Violaine Havelange. Ensemble, ils découvrent que la calréticuline mutée est présente dans le sang et qu’elle active uniquement les cellules porteuses de la mutation. Mais aussi que la protéine est stable dans le sang grâce à la présence d’une autre protéine, le TFRC, qui agit comme un bouclier contre les enzymes qui pourraient la dégrader.
La publication parue récemment apporte la réponse à une question qui intriguait les scientifiques : pourquoi la calréticuline mutée se lie-t-elle au récepteur à la thrombopoïétine et pas à d’autres protéines ? « Grâce à la cartographie extrêmement précise que nous avons réussi à établir de la liaison entre la calréticuline mutée et le récepteur TpoR, nous avons pu déterminer l’endroit exact où des petites molécules devraient se placer pour dissocier ou bloquer le complexe, donnant par la même occasion une image du récepteur. C’est une première », explique Dr Papadopoulos.
Pas encore de médicaments
En quoi ces découvertes successives changeront-elles la vie des patients atteints d’un néoplasme myéloprolifératif ? « Il faut d’abord rappeler qu’il n’existe pas, actuellement, de médicament pour traiter cette maladie. L’industrie pharmaceutique tente de développer des anticorps qui pourraient se lier à la calréticuline mutée pour bloquer son action pathologique. Difficulté : comme elles sont présentes à la surface des cellules, mais aussi dans le plasma, les doses d’anticorps nécessaires seraient importantes, avec le risque d’accroître les effets secondaires », mentionnent les chercheurs louvanistes.
« La découverte qui vient d’être publiée ouvre une nouvelle piste, précise et prometteuse : tenter de développer une molécule qui casserait la liaison entre la calréticuline mutée et le récepteur. On irait en quelque sorte droit au but en ciblant la région précise de liaison des deux protéines complices », concluent-ils.