La mort tragique de Nina Hetmanska a interrompu ses investigations en 2022. Afin que la chercheuse en philosophie du droit puisse continuer à se faire entendre, les éditions de l’Université de Bruxelles publient «La fabrique des étrangers». Dans la collection Généalogies et actualités.
Les migrations de sa famille ont conduit Nina Hetmanska à choisir son sujet de recherche. Ses études de droit à l’Université de Varsovie, prolongées par des études de droit et de philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’ont amenée à préparer une thèse au Centre Perelman de philosophie du droit de l’Université libre de Bruxelles. Sous la direction des professeurs de droit Isabelle Rorive et Benoît Frydman, membre de la Classe technologie et société de l’Académie royale de Belgique.
«En prenant la parole au nom des migrants, des sans-papiers, des victimes d’apartheid, des apatrides, des étrangers et des autres, Nina nous donne à voir un monde globalisé complexe et injuste», soulignent ses parents. «Dans chaque migrant qu’elle a rencontré, elle a vu d’abord et avant tout un individu abandonné, sans recours et coincé dans les filets d’un système politique et légal.»
Des produits du pouvoir juridique
Nina Hetmanska défend la thèse que «les migrants, les sans-papiers et autres catégories d’étrangers sont des produits de la performance du pouvoir juridique. Ils existent parce qu’ils sont interpellés en tant que tels. À côté de la science du droit, les sciences sociales constituent un autre discours savant qui interpelle les sujets. Au quotidien, les étrangers agissent en tant que travailleurs, membres de famille, voisins et amis. En permanence au contact d’autres personnes aux situations administratives variées».
Lors d’entretiens semi-directifs, la chercheuse a enregistré, pendant 30 à 80 minutes, des femmes et des hommes âgés de 23 à 56 ans. Provenant de pays différents. Dans des situations matérielles très variées. Des demandeurs d’asile, des réfugiés statutaires, des personnes en situation irrégulière ou ayant un titre de séjour étudiant, salarié.
Afin d’assurer la validité externe de sa recherche, Nina Hetmanska a mené des observations lors des permanences juridiques au Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants. La chercheuse a rencontré près de 500 personnes, majoritairement en situation irrégulière. Elle a accompagné quelque 40 personnes dans leurs démarches administratives.
La présence d’un étranger doit toujours être justifiée
Pour la chercheuse, «la spécificité de la condition d’étranger consiste dans le fait que sa présence doit toujours être justifiée en vue d’une valeur extérieure. Elle est toujours soumise au jugement selon une logique utilitariste. À l’inverse du citoyen, qui détient en lui-même sa raison d’être, l’étranger ne peut pas être reconnu en tant que tel. Les avantages au sens moral et économique qu’il apporte à la société dite d’accueil se reflètent dans son statut reconstitué par le droit.»
Nina Hetmanska propose de mobiliser la théorie de la reconnaissance formulée par le philosophe allemand Axel Honneth. Directeur de l’Institut de recherche sociale de Francfort et professeur à la Columbia University of New York.
La lutte pour la reconnaissance mutuelle est un moteur de progrès
«Selon la lecture de Honneth, la lutte des sujets pour la reconnaissance mutuelle est un moteur de progrès de la société vers une plus grande liberté garantie par les institutions», relève Nina Hetmanska. «Les relations juridiques qui auparavant séparaient les individus soucieux de leurs intérêts privés ont une nouvelle tâche dans la modernité. Elles servent de base pour la reconnaissance universelle. Dans l’État moderne, le droit est conçu comme l’expression des intérêts universalisables de tous les membres de la société.»
«On voit ainsi émerger une nouvelle forme de reconnaissance juridique. La relation de la réciprocité des individus libres et égaux implique l’autonomie individuelle et la responsabilité morale réciproque. Ce progrès a été possible grâce à la dissociation des droits individuels de la hiérarchie et de l’estime sociale dans la modernité juridique.»
Semer un doute là où il y avait des évidences
La chercheuse précise que sa seule ambition a été de «semer un doute là où, auparavant, il y avait des évidences. Cet objectif détermine le caractère philosophique de notre entreprise qui a emprunté des moyens et des concepts à d’autres disciplines, comme la théorie juridique, la sociologie, l’anthropologie et l’histoire».
«En étudiant nos étrangers, c’est de nous-mêmes que nous parlons, comme l’écrit le poète grec Konstantínos Kaváfis», conclut Nina Hetmanska.