À l’est de la République démocratique du Congo (RDC), au Kivu, les chirurgiens Denis Mukwege et Guy-Bernard Cadière opèrent des villageoises violées, mutilées. Le gynécologue, fondateur-directeur médical de l’hôpital de Panzi à Bukavu, prix Nobel de la paix, et le professeur de chirurgie à l’ULB témoignent de leur travail, du courage des Congolaises, dans le livre portant leurs noms: «Mukwege & Cadière». Des éditions Mardaga. Basées à Bruxelles.
Depuis 15 ans
Ce jour-là, à l’hôpital de Panzi, les dommages sont considérables. Un viol avec un vagin perforé par un objet contondant. Trois chirurgiens, Denis Mukwege, Guy-Bernard Cadière et son fils Benjamin, passeront des heures à opérer sous les yeux d’internes congolais. «Partout dans le monde, une personne de sexe féminin anesthésiée sur un billard est appelée une patiente», disent les auteurs. «Ici, nous l’appellerons une victime. Depuis 15 ans, de telles horreurs se présentent dans cet hôpital.»
À son arrivée, les chirurgiens ont noté l’âge de la victime: 18 mois. Consigné son état: fistule vésico-vaginale, infections locales, perforation de l’anus, déchirement des sphincters. Les fistules, ruptures de la cloison qui sépare le vagin de la vessie ou de l’anus, sont les blessures les plus fréquemment rencontrées dans les cas de viol au Kivu. Où des bandes armées pillent les réserves de minerais précieux.
Honte et exil
«Hors des grandes villes comme Bukavu et Goma, la population vit dans un contexte rural encore fort empreint de traditionalisme», explique le Dr Mukwege. «Dans ces communautés, le viol est un geste inconnu, presque surnaturel aux yeux des gens. Personne n’ose s’attaquer à la fertilité et au corps des femmes. Les agresseurs qui agissent dans la région depuis plus de 25 ans sont conscients de cela. Ils créent le contexte pour que la victime soit rejetée par les siens. Pour les proches de la femme violée, c’est l’ultime humiliation. Ils n’ont pas su la protéger, ils sont faibles. Leur réaction, c’est la honte et le rejet loin d’eux-mêmes, pour ne pas la voir. La femme est alors abandonnée. Elle prend la voie de l’exil avec ses enfants.»
«Dans toute guerre, quand il n’y a plus de noyau familial, plus de cohésion sociale, la communauté ne peut plus se défendre. Le terrain est alors abandonné aux chefs de guerre qui exploitent les gisements et les gens. Ceux qui ne quittent pas le village finissent au travail dans les mines. Et paient la taxe aux seigneurs locaux.»
Opérer par laparoscopie
Dès sa première visite à Panzi en 2012, le Dr Cadière introduit la laparoscopie chirurgicale avec ses petites incisions qui évitent les grandes ouvertures. Le chirurgien a contribué à développer cette technique au prix d’années d’efforts et de combats contre ceux qu’il appelle les «mandarins»: les autorités des institutions universitaires et de l’industrie médicale. À l’époque, il était saxophoniste de la chanteuse Viktor Lazlo, composait avec Maxime Le Forestier.
Depuis 20 ans qu’il se rend dans des hôpitaux d’Afrique subsaharienne, le consultant senior au CHU Saint-Pierre à Bruxelles n’a jamais rien vu de comparable à Panzi. «Les établissements sont rarement bien gérés. Ils sont chaotiques aussi bien pour le personnel que pour les malades. Cette situation est juste le reflet de la société que nous leur imposons: la désorganisation dans laquelle l’Afrique est maintenue au profit de l’ordre mondial se retrouve simplement dans tous les aspects de la société africaine. Y compris ses hôpitaux.»
Ce révolté contre l’ingérence de la recherche de profit dans la médecine a rencontré l’un des pires cas de sa carrière lors d’une opération aux côtés du Dr Mukwege. «Ce n’était pas seulement une fistule: la totalité de la paroi avait été détruite. La jeune femme, âgée de 24 ans, avait été kidnappée hors du village par une bande armée. C’est là un phénomène récurrent: les paysannes isolées dans les champs sont faciles à agresser. Et cela terrorise les villageois à tel point qu’ils cessent d’aller travailler d’où des problèmes de famine. Les soldats ont jeté la victime dans une fosse en compagnie d’une autre femme. Et toutes les deux ont été utilisées comme esclaves sexuelles.»
Un monde sans lois
Denis Mukwege s’efforce de faire évoluer les mentalités. «Depuis 10 ans, il y a eu beaucoup de changements positifs. Nos équipes sillonnent la région, les villages. Parlent avec les familles en leur expliquant qu’une communauté se doit de protéger ses membres, que la faute n’est jamais celle des victimes.»
Son ami Guy-Bernard Cadière ne se reconnaît plus dans le slogan «il est interdit d’interdire». «Si l’on ne peut rien interdire, alors on ne peut pas bannir le viol et la torture. En découvrant la situation au Kivu, j’ai compris que la loi est faite pour protéger les faibles. Le Kivu est un monde sans lois.»