Sonder le génome des citoyens pour améliorer la santé publique wallonne

2 avril 2024
par Laetitia Theunis
Temps de lecture : 6 minutes

« Le train est déjà en marche. Si ce n’est pas nous, chercheurs universitaires encadrés par un comité d’éthique, qui montons dedans, ce sera l’industrie, avec toutes les dérives que l’on peut imaginer. » C’est en substance le propos des médecins et scientifiques du CHU de Liège qui pilotent le projet Ensemble. De quoi parle-t-on ? Du séquençage du génome des citoyens à la recherche de variants pour une longue liste de maladies communes complexes. L’objectif est donc de détecter les codes génétiques fertiles pour une ou des maladies sérieuses avant leur potentielle déclaration.

Prévenir plutôt que guérir

Cette information, dénommée score de risque polygénique (SRP), permettrait d’inciter les personnes à risque pour telle maladie de se faire dépister plus fréquemment que la population générale. Et ce, afin de déceler le plus précocement possible son installation et réduire ainsi les coûts des soins de santé. Le SRP conduirait également à des recommandations personnalisées liées à l’environnement du patient, facteur clé dans la prévention des maladies : arrêter la tabagie, faire du sport, s’alimenter sainement, voire déménager en cas de pollution avérée.

« Notre objectif est, non pas d’augmenter l’espérance de vie, mais plutôt d’augmenter l’espérance de vie en bonne santé. Et ce, notamment en retardant, voire en empêchant, l’apparition de ces maladies communes et complexes grâce à la prévention », explique le Pr Edouard Louis, chef du service gastro-entérologie au CHU de Liège et Doyen de la faculté de médecine de l’ULiège.

Déterminer un risque général de maladie

Les maladies dont il est question ici sont couramment rencontrées dans la population générale. De plus, les soignants ont à disposition des outils qui permettent d’en établir le diagnostic précoce ainsi qu’une prise en charge bien établie.

Quelques exemples ? Les cancers du sein, du côlon, de la prostate, du poumon, l’infarctus du myocarde, l’hypertension artérielle, les accidents vasculaires cérébraux (AVC), l’asthme, la bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO), les allergies, l’obésité, le diabète de type 2, les maladies de Parkinson et d’Alzheimer, mais aussi la cirrhose, les addictions, la dépression.

Chacune de ces maladies est associée non pas à un , mais à une multitude de variants génétiques . « Prenons le cancer du sein : il est clairement hétérogène, c’est-à-dire qu’il y a plusieurs cancers du sein différents. Certains sont liés à des mutations génétiques particulières bien connues, comme BRCA1, BRCA2. Mais ces mutations concernent un nombre limité de patients. Au lieu de se focaliser sur ces mutations particulières, et donc sur un sous-type de cancer du sein, les SRP permettront de déterminer un risque général de cancer du sein. Et ce, en incorporant un très grand nombre de variants liés aux différents cancers du sein, dispersés sur l’ensemble du génome », précise le Pr Louis.

Pour y parvenir, l’équipe a acheté des puces permettant de détecter pas moins de 2 millions de variants génétiques.

Calibration des SRP à la population wallonne

Les pays scandinaves ainsi que l’Angleterre travaillent avec les scores de risque polygénique depuis déjà plusieurs années. En Belgique, et plus particulièrement en Wallonie, peu de données en la matière sont disponibles. Dans un premier temps, le projet Ensemble a pour mission d’adapter les scores de risque polygénique de la UK Biobank en Région wallonne.

« Pour ce faire, on va recruter 10.000 patients. La constitution de la cohorte a débuté en février 2024 auprès de patients du CHU de Liège », annonce Dre Sophie Vieujean, gastro-entérologue au CHU de Liège et coordinatrice clinique du projet Ensemble. Ceux qui acceptent de participer à l’étude donnent leur ADN sous forme d’un prélèvement sanguin ou salivaire. Et répondent à un questionnaire en ligne concernant leur environnement de vie, leur acceptabilité des outils génétiques, ainsi que leur situation socio-économique. Leurs données sont ensuite anonymisées.

« Dans le but de calibrer un SRP correspondant à une maladie particulière pour la population wallonne, on a besoin de 250 à 300 patients qui ont développé cette pathologie. Ainsi que 250 à 300 patients qui n’ont pas développé la maladie. On va regarder comment les variants génétiques favorisant cette maladie sont différents chez nous par rapport à ce qui a été collecté dans la population anglaise », poursuit-elle. Les premiers résultats sont attendus en septembre 2024.

La calibration des SRP est effectuée par une chercheuse en mathématiques qui développe une intelligence artificielle dédiée spécifiquement à cette fonction. De quoi garder la main sur le code, l’anonymisation des données privées et leur non-utilisation à des fins commerciales. Et pouvoir réagir en cas de biais de cette IA.

Plus ou moins de risque par rapport à la population générale

Une fois ces scores calibrés à la population wallonne, de nouveaux outils seront créés. Ils permettront, en association ou non avec certains facteurs environnementaux, d’évaluer les risques de développer des maladies communes et complexes chez chaque patient en fonction de ses variants propres.

Concrètement, un patient avec un SRP lié à l’hypertension artérielle de 1 n’aura pas de surrisque de développer cette maladie. Si son SRP est de 0,5, cela signifie qu’il aura 2 fois moins de risque de développer cette pathologie par rapport à la population générale wallonne. Mais si son SRP est de 2, son risque d’avoir de l’hypertension sera 2 fois plus grand que pour ses concitoyens.

« Si dans la première phase, on se focalise sur les maladies pour lesquelles il existe déjà des SRP en Angleterre, notre projet pour le futur est de développer des SRP pour des maladies plus particulières. Et de se distinguer des cohortes qui existent déjà. Etablir un SRP nécessite des milliers de patients. Pour ce faire, il sera nécessaire d’agrandir la cohorte jusqu’à 100.000 voire 500.000 patients », précise Dre Vieujean.

Eviter un nouveau Far West

« Notre volonté, c’est que demain ces outils soient apprivoisés et maîtrisés par des instances universitaires, publiques, au service des patients. Et que l’on développe des compétences pour les transformer en technologies qui améliorent la santé de nos populations, avec toujours le libre choix, le choix informé. Ce que nous ne voulons pas, c’est que demain nous soyons assaillis par des firmes privées qui auront développé ces outils et qui les vendront aux personnes qui auront les moyens de se les payer. Et dont l’utilisation pourrait être beaucoup plus sauvage », conclut Pr Edouard Louis.

Décrypter le code génétique et y identifier des faiblesses qui pourraient conduire à une maladie commune complexe peut être vu comme l’ouverture de la boîte de Pandore. D’une part, tout le monde n’a pas envie de connaître l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête. Il faut que cela reste un choix personnel. D’autre part, utilisée à mauvais escient, cette technologie pourrait réduire les libertés des individus. Les chercheurs estiment qu’elle pourrait être pleinement opérationnelle d’ici 5 ans. Nous votons le 9 juin 2024 : comment les différents partis se positionnent-ils quant à son usage ? Le débat est ouvert !

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