L’alexithymie, ou l’incapacité à comprendre les émotions

10 octobre 2024
par Camille Stassart
Temps de lecture : 5 minutes

Dans un monde qui encourage et valorise de plus en plus l’expression et le partage des émotions, des vulnérabilités, et d’autres ressentis, les personnes souffrant d’alexithymie peuvent se sentir bien seules. Particulièrement méconnu, ce trouble de la régulation émotionnelle toucherait pourtant entre 10 et 15% de la population.

L’alexithymie se manifeste par des difficultés à identifier ses propres émotions, ainsi que celles des autres, et à les communiquer. Les personnes alexithymiques tendent aussi à adopter un mode de pensée qualifié d’opératoire, en étant hyper-pragmatiques, surtout en période de stress émotionnel (lors d’un décès ou d’un divorce, par exemple).

Le Pr Olivier Luminet, directeur de recherches FNRS à la tête du Illuminetti lab de l’UCLouvain et chargé de cours à l’ULB, étudie cette condition depuis plus de 20 ans. Dans une publication récente, il fait le point sur la compréhension actuelle de l’alexithymie, revenant notamment sur son origine, les méthodes de diagnostic et les thérapies à privilégier.

Un vécu émotionnel inaccessible

Précisons d’emblée que les alexithymiques ne sont pas insensibles. Ils sont bel et bien traversés par des émotions, mais peinent à les comprendre.

Concrètement, ils ne parviennent pas à reconnaître les signaux corporels associés à un état affectif (pouls rapide, coups de chaud, larmes, gorge nouée, maux de ventre…) et à les traduire, à les interpréter, en émotions (je me sens triste, en colère, amusé, mélancolique…) « On parle souvent de l’alexithymie comme un déficit émotionnel, mais le terme de “confusion émotionnelle” est selon moi plus approprié », indique Olivier Luminet, également coprésident du groupe santé mentale du Conseil Supérieur de la Santé.

Notons aussi que ce trouble se caractérise par trois facettes (difficulté à identifier les émotions, difficulté à les verbaliser et mode de pensée opératoire), qui seront plus ou moins marquées selon les individus. « De fait, il y a plusieurs profils. Et, en fonction, les signaux corporels vont varier. Aussi, chez les personnes où l’identification des émotions pose le plus problèmes, ces indicateurs sont amplifiés. Elles vont, par exemple, beaucoup pleurer, sans en comprendre la raison. Quand celles qui se caractérisent surtout par un mode de pensée opératoire déclarent peu de sensations corporelles. »

« Si, en moyenne, l’alexithymie touche davantage les hommes, un nombre supérieur de femmes atteignent le niveau clinique concernant les difficultés d’identification, alors que le mode de pensée opératoire et les difficultés de verbalisation concernent un peu plus les hommes », précise le Pr Luminet.

Une origine développementale ou traumatique

Concernant les causes, l’alexithymie pourrait résulter de facteurs génétiques et/ou d’un dysfonctionnement affectant les zones du cerveau responsables de la régulation des émotions, notamment le cortex cingulaire antérieur. D’un point de vue psychologique, l’origine est souvent développementale, c’est-à-dire liée au développement psychosocial, émotionnel et cognitif de l’individu durant son enfance et son adolescence. « Si le milieu familial, notamment, décourage l’exploration des émotions et sa verbalisation, cela aura une influence importante. »

Le développement de l’alexithymie peut aussi se faire plus tard dans la vie. « Certaines personnes parviennent à réguler correctement leurs émotions, jusqu’à la survenue d’un traumatisme physique et/ou psychique. On parle d’alexithymie secondaire ». Le trouble apparaît alors comme une stratégie d’adaptation face à des expériences difficiles, comme des abus, entraînant une dissociation des émotions.

Une condition encore mal détectée

L’alexithymie passe souvent sous les radars des professionnels de la santé, car le trouble reste peu connu. « En plus, parler de leur vie et de leurs émotions n’est pas quelque chose que les personnes alexithymiques font spontanément ».

Leur prise en charge est pourtant essentielle quand on sait que cette condition peut avoir de lourdes conséquences sur la santé mentale et physique : « Cette confusion émotionnelle génère chez ces personnes de l’anxiété, de la dépression (qui tend à augmenter avec l’âge), des relations interpersonnelles conflictuelles, et donc un isolement social ».

« Il y a aussi une prévalence plus élevée chez elles d’abus de substances (alcool et drogues), mais aussi de troubles alimentaires. Par ailleurs, plus leur prise en charge est tardive, plus augmente le risque de présenter des troubles somatiques, comme de l’hypertension ou des problèmes cardiovasculaires. Ce qui peut réduire leur espérance de vie. Ce sont donc des personnes en souffrance qui ont besoin d’être accompagnées », insiste le Pr Luminet.

La voie des thérapies psychocorporelles

Des solutions existent néanmoins. « Pour celles et ceux qui pensent souffrir de ce trouble, il existe des questionnaires en ligne qui permettent un premier diagnostic plutôt fiable, même s’il est toujours préférable de le faire avec un professionnel de santé mentale ».

En termes d’accompagnements, les thérapies psychocorporelles représentent une porte d’entrée efficace d’après le chercheur. « L’hypnose, ou encore le yoga, qui combine méditation et relaxation du corps, les aidera à mieux faire le lien entre leurs sensations corporelles et leurs émotions et, globalement, à se sentir mieux. Ces personnes seront alors plus à l’aise et mieux préparées pour entamer, dans un second temps, des thérapies plus classiques, centrées sur une régulation des émotions, comme la thérapie cognitivo-comportementale. »

Haut depage