La pomme de terre est la troisième culture vivrière la plus importante au monde. Plus d’un milliard de personnes consomment cet aliment quotidiennement. En Belgique, comment ne pas penser aux célèbres frites ? Nous pensons connaître la pomme de terre sous toutes ses formes, et pourtant… L’anthropologue Olivia Angé (ULB) souligne le lien affectif fort que les cultivateurs andins entretiennent avec leurs pommes de terre, contrastant avec l’agriculture industrielle qui considère et traite ce tubercule comme une ressource inerte.
Dans le cadre du projet Seeds Values – Value Creation and Relatedness in AgroBiodiversity Hotspots (soutenu par un ERC Starting Grant) qu’elle coordonne, un catalogue subversif de semences vient d’être édité. Les pommes de terre y sont présentées par les cultivateurs des hautes terres de Cuzco (Pérou). L’ouvrage vise à valoriser les pratiques durables andines et à obtenir une reconnaissance équitable de leur expertise.
Une culture andine durable et résiliente
À plusieurs milliers de kilomètres de nos assiettes, dans le centre de domestication de la cordillère des Andes, notamment au Pérou, les agriculteurs cultivent des milliers de variétés de pommes de terre qui nous sont inconnues.
Cette diversité est le fruit d’un travail perpétué depuis des générations de cultivateurs s’attachant à traiter ce tubercule avec respect, tel un membre de leur famille. Pour eux, la pomme de terre est à la fois une mère, pour l’alimentation vitale qu’elle fournit, et un enfant, en raison des soins attentifs qu’ils lui prodiguent.
L’agrodiversité que leurs pratiques agricoles ont favorisée au fil des siècles leur permet de s’adapter aux conditions écologiques spécifiques des micro-environnements qui composent la cordillère, mettant en lumière une gestion durable et résiliente face aux incertitudes climatiques mondiales.
Une expertise ancestrale ni reconnue ni rémunérée
Professeure en anthropologie au sein du Laboratoire d’Anthropologie des mondes contemporains, Olivia Angé étudie ces agricultures florissantes. « Les monocultures industrielles reposent sur la création de superhéros tubéreux : des variétés de pommes de terre calibrées pour la production de masse, quel que soit leur contexte écologique. Ces méthodes industrielles favorisent l’uniformité et les économies d’échelle, au détriment de la biodiversité et des écologies agricoles. », observe-t-elle.
« Pour développer ces variétés, les grandes entreprises agro-industrielles exploitent les ressources génétiques extraites dans les communautés andines, sans offrir de compensation matérielle ni de reconnaissance à ces agriculteurs, dont l’expertise agricole porte sur des centaines de variétés cultivées depuis des millénaires. »
Un catalogue généalogique
Après neuf ans de collaboration ethnographique dans les communautés du Parc de la Pomme de Terre à Cuzco, Olivia Angé édite un catalogue subversif de semences.
Écrit en quechua par une équipe de cultivateurs du Parc de la Pomme de Terre, ce catalogue présente 103 variétés parmi celles cultivées dans les champs des auteurs. Il trace les généalogies et affinités qui unissent les différentes pommes de terre, révélant une longue histoire de coexistence dans les écologies des terres andines.
Contrairement aux nomenclatures scientifiques introduites par les explorateurs du 20e siècle, qui ont souvent rebaptisé ces tubercules en ignorant leur histoire, le catalogue présente les pommes de terre telles qu’elles sont connues et valorisées par leurs cultivateurs.
« En mettant en lumière ces pratiques agricoles, cet outil vise à valoriser l’expertise des communautés andines et à faire reconnaître le travail de soin millénaire qui a été réalisé dans la cordillère pour propager cette immense diversité végétale », précise Pre Olivia Angé.
Après avoir été distribués aux collaborateurs du Parc de la Pomme de terre, des exemplaires seront envoyés à une sélection de scientifiques, d’artistes et de membres d’institutions investies dans les politiques agricoles. Le catalogue sera également présenté lors d’événements publics au Pérou et ailleurs.
Ethnographies des compagnonnages entre les semences et les humains
« La culture végétale est essentielle à l’épanouissement humain. Pourtant, la dévastation écologique causée par l’agro-industrie montre que les multiples existences des plantes domestiquées restent sous-estimées », mentionne Pre Olivia Angé.
« Le projet Seeds Values va au-delà de l’évaluation économique traditionnelle en mettant en lumière les engagements éthiques et les attachements affectifs qui incitent les agriculteurs à perpétuer une agriculture prospère. Pour ce faire, il produit des ethnographies des compagnonnages entre les semences et les humains qui les cultivent dans trois hauts lieux de l’agrobiodiversité : les chacras de pommes de terre au Pérou, les milpas de maïs au Mexique et les rizières au Laos. »
« Dans chaque contexte, les relations agricoles dans les parcelles de haute altitude destinées à l’autoconsommation sont comparées avec les plantations intensives des basses terres. »