Les chercheurs passent-ils trop de temps à chercher des financements plutôt qu’à se concentrer sur leurs travaux scientifiques ? Pour l’éthicien de la recherche Stijn Conix, de l’Institut Supérieur de Philosophie (UCLouvain), la question mérite qu’on s’y intéresse. Sous la direction de Gerald Schweiger, de l’Université technique de Vienne, et avec d’autres collègues, le chercheur vient de publier les résultats d’une recherche sur cette question.
« Globalement, il existe deux filières de financement de la recherche scientifique », rappelle-t-il avec ses collègues. « Soit des fonds compétitifs, où les chercheurs répondent à des appels à projets qui sont ensuite évalués et classés par des commissions scientifiques. Dans ce cas, seuls les projets les mieux classés peuvent espérer se voir allouer des fonds. Soit les chercheurs peuvent aussi se voir financer directement par leur institution. »
Taux de réussite modestes
« En réalité, la manière dont les fonds destinés à la recherche sont alloués a un impact majeur sur le fonctionnement de la science », indique le Dr Stijn Conix, qui s’intéresse principalement à l’éthique du financement de la recherche. « Les systèmes de financement sont coûteux. Ils prennent du temps et ne sont que rarement couronnés de succès », dit-il. Le philosophe et ses collègues précisent que soumettre une proposition de financement prend entre 25 et 50 jours de travail à un chercheur. Du temps qui n’est pas consacré à ses travaux de recherche.
En général, seule une petite partie des propositions soumises est financée. « On estime que le taux de réussite, soit le taux de financement des projets soumis aux appels compétitifs, est compris entre 15 et 25 % à peine », indique le Dr Conix. « De sorte que les universitaires doivent rédiger de nombreuses propositions pour espérer obtenir une seule subvention. Jusqu’à 50 % des fonds peuvent être consacrés à la rédaction des demandes de subvention. », écrit-il avec ses collègues.
Des procédures qui ralentissent la Science
« Si l’on tient compte du processus décisionnel, des coûts administratifs pour les agences de financement et de la gestion des projets financés, ce chiffre est encore plus élevé. Le financement de la recherche est en grande partie gaspillé simplement pour que le système de financement tourne en rond autour de lui-même », martèle de son côté le professeur John Ioannidis (Université de Stanford), l’un des principaux auteurs de l’article en question.
« Certains programmes de financement de la recherche reçoivent des centaines, voire des milliers de demandes de subvention », explique le professeur Gerald Schweiger, premier auteur de l’article, dans un communiqué de l’Université de Vienne. « Dans de tels cas, le temps de travail consacré à la rédaction et à l’examen des demandes peut être supérieur à ce que la subvention permet de payer en termes de frais de personnel. Cela signifie que, dans l’ensemble, la subvention ne favorise pas la Science, mais la ralentit plutôt. »
Un exemple récent ? Le Conseil européen de la Recherche a annoncé début décembre les résultats de son dernier appel à projets pour ses bourses de recherche « consolidée » (« ERC Consolidator Grants 2024 »). Au total, 2313 propositions ont été reçues et évaluées. Mais seuls 328 chercheurs ont bénéficié d’un financement (dont 9 en Belgique). Soit un taux de réussite inférieur à 15 %. Dans l’ensemble, les 328 chercheurs retenus se partagent un budget global de 678 millions d’euros.
Coûteuses évaluations
Le coût de ces évaluations n’est lui non plus pas à négliger. « Sur la base de 16.700 propositions examinées par l’ensemble des conseils de recherche du Royaume-Uni (en 2005-2006), le coût annuel de l’évaluation par les pairs des propositions de recherche se situe probablement entre 159 et 147 millions de livres, soit entre 192 et 177 millions d’euros », estiment les chercheurs réunis autour du professeur Gerald Schweiger.
Si le système est si coûteux, peut-on au moins s’attendre à des résultats de grande qualité ? Non, répond l’étude. La fiabilité des décisions de financement est souvent faible. « Lorsque différents groupes d’experts sont confrontés à la même demande, ils parviennent généralement à des conclusions totalement différentes. En outre, la validité prédictive du processus est faible. Les études montrent qu’il existe peu ou pas de corrélation entre les classements des examens par les pairs et le succès scientifique ultérieur, mesuré par des indicateurs bibliométriques », indiquent les chercheurs.
L’évaluation par les pairs est un « coup de dés »
L’évaluation par les pairs peut aider à éliminer les demandes extrêmement médiocres, et il peut également être possible d’identifier d’excellentes demandes. Mais la grande majorité des projets de recherche qui se situent entre les deux peut difficilement être évaluée. « Lorsqu’il s’agit d’évaluer la majeure partie des demandes de qualité moyenne, l’évaluation concurrentielle par les pairs est aussi précise qu’un coup de dés », estime le Pr Schweiger.
Le système de financement actuel peut même avoir des effets secondaires néfastes. « Les systèmes compétitifs ont un parti pris contre la recherche à haut risque et, par conséquent, ils contrecarrent l’innovation, même lorsque les bailleurs de fonds affirment qu’ils financent des travaux novateurs », estime le Dr Ioannidis. « Ils incitent à proposer des projets prévisibles (voire médiocres) qui ont le plus de chances d’être financés, et non des projets qui ont le plus de chances d’être bénéfiques pour l’humanité. »
Appliquer la méthode scientifique au financement de la Science
« Les groupes de recherche des universités pourraient bénéficier d’un budget fixe plus élevé afin que certaines personnes puissent être rémunérées sans devoir constamment demander des fonds », préconisent les auteurs de cette étude. Ils appellent à des recherches plus approfondies sur le financement de la recherche, un parent pauvre de la recherche à leurs yeux. « Nous ne connaissons aucune autre industrie qui consacre aussi peu d’argent au contrôle de la qualité et à l’amélioration des processus fondés sur des données probantes », indique encore Gerald Schweiger. « Les médicaments ne sont prescrits qu’après des tests rigoureux. De la même manière, les fonds ne devraient être distribués que si leur efficacité a été démontrée. »
Le succès des projets scientifiques devrait être mesuré de manière plus cohérente, les différents modèles de financement devraient être analysés sur une période de plusieurs années afin de déterminer leur efficacité.
« On ne sait pas si le système d’évaluation largement utilisé actuellement pour l’allocation de financements est finalement bon, ou même si c’est le meilleur », estime le Dr Stijn Conix (UCLouvain). « Pour le savoir, il faudrait davantage de recherche sur le financement de la recherche, une thématique qui n’est pas vraiment développée. En tant que scientifiques, nous savons que la méthode scientifique fonctionne. Lorsqu’il s’agit de répondre à une question difficile, nous devons émettre des hypothèses, faire des expériences, collecter et analyser des données. Il n’y a aucune raison pour que nous n’appliquions pas cette méthode éprouvée au financement de la Science.»