Avouons-le, peu d’éléments donnent à sourire actuellement en Europe lorsqu’on parle de politique énergétique : l’énergie y est chère. La lutte pour le climat, à laquelle les Européens sont si attachés, semble perdue d’avance, surtout depuis le retour aux fossiles décrété par la nouvelle présidence américaine. L’Europe elle-même peine à atteindre les objectifs qu’elle s’était fixée en matière de développement des énergies renouvelables. Et pourtant, dans cette sinistrose, une lueur encore timide pourrait bien nous rendre l’espoir : les Centres d’Énergie Renouvelable Distants (CERDs). L’idée est simple. Il s’agit d’abord de collecter l’énergie renouvelable dans des endroits éloignés où elle est particulièrement abondante. Comme le soleil dans le désert du Sahara et le désert d’Atacama au Chili. Ou le vent sur la côte est du Groenland. Et ensuite, de l’acheminer vers de grands centres de consommation tels que l’Allemagne ou la Corée du Sud. C’est une magnifique opportunité de décarboner ces pôles de consommation dont le potentiel renouvelable est souvent fort limité par rapport à leurs besoins en énergie.
Des carburants synthétiques
Les CERDs produisent de l’électricité à partir d’énergie renouvelable au moyen de panneaux photovoltaïques (PV) ou d’éoliennes, par exemple. Elle est ensuite acheminée vers les grands consommateurs. Cela peut se faire « en direct » via des liaisons électriques gigantesques. Mais une autre technique fort prometteuse existe déjà. Elle consiste à utiliser cette électricité pour produire, sur place, de l’hydrogène (H2) par électrolyse de l’eau, qui est ensuite combiné à du dioxyde de carbone (CO2) capturé directement dans l’air ou à la sortie d’industries émettrices. Et ce, afin de synthétiser des chaînes hydrocarbonées comme du gaz naturel ou du kérosène. Ces molécules riches en énergie seraient neutres en carbone, car synthétisées à l’aide de carbone capturé.
Ces carburants synthétiques offrent plusieurs avantages. Premièrement, ils sont aussi facilement transportables que les combustibles fossiles que l’on transporte couramment de nos jours, puisqu’il s’agit des mêmes molécules. Deuxièmement, ils peuvent directement se substituer aux énergies fossiles et ne nécessitent pas d’investissement supplémentaire dans ce que l’on appelle la “filière downstream”. Un exemple concret ? Prenons l’aviation. Elle est réputée très difficile à décarboner… Pourtant, avec les CERDs, il « suffirait » de synthétiser de l’e-kérosène, mettons, sur la côte namibienne inondée de soleil et balayée par des vents généreux. Et de le rapatrier dans nos aéroports. Et le tour est joué !
Diminution du coût de technologies nécessaires au déploiement des CERDs
Vous l’aurez compris, c’est en quelque sorte « magique ». Et l’on se demande dès lors pourquoi les CERDs n’existent pas encore. En réalité, quelques projets de CERDs apparaissent déjà. Mais trop lentement. Il faut dire que les coûts de production des molécules riches en énergie produites dans ces structures sont encore trop élevés par rapport au prix d’extraction de leur contrepartie fossile. Ainsi, un mégawatt heure de gaz fossile coûte environ 50 € sur les marchés de gros en Europe à l’heure actuelle. Alors que la littérature scientifique suggère que le coût d’un carburant synthétique équivalent importé depuis un CERD situé en Algérie serait de l’ordre de 150 € par MWh (prix observés sur l’indice de référence Dutch TTF en janvier 2024). Le différentiel de prix est donc bien trop élevé actuellement pour que l’on voie abonder ces carburants synthétiques sur les marchés européens.
Mais la tendance pourrait se renverser rapidement. En effet, le coût de plusieurs technologies nécessaires au déploiement des CERDs diminue progressivement. C’est notamment le cas pour les batteries, les éoliennes, les panneaux photovoltaïques et les électrolyseurs. Cela pourrait rendre les carburants ainsi produits davantage concurrentiels. De plus, le prix de la tonne de CO2 augmente depuis plusieurs années sur le marché de crédit carbone (EU-ETS) de l’Union européenne. Ceci aide également les carburants synthétiques neutres en carbone à être compétitifs par rapport à leur contrepartie fossile, fortement émettrice. Enfin, la communauté scientifique commence à s’activer dans le domaine des CERDs, et le résultat de ses recherches offre de nouvelles perspectives en matière de diminution de coûts.
Trouver le meilleur CERD
Les auteurs de cet article travaillent d’ailleurs eux-mêmes sur la diminution des coûts, notamment en cherchant à identifier le modèle de CERD le plus compétitif, ainsi que les lieux les plus propices à son installation. Ce travail transversal les a amenés à développer une taxonomie pour caractériser les CERDs, ainsi qu’à construire des programmes complexes permettant d’optimiser leur design. Ils ont également rencontré une multitude d’acteurs de tout horizon pour comprendre comment intégrer au mieux chaque CERD dans son futur environnement, tout en élargissant leur potentiel.
À titre d’exemple, la production d’hydrogène nécessite des investissements dans la désalinisation de l’eau. Ceci pourrait permettre à un CERD situé en plein désert de fournir de l’eau pour les populations locales et/ou pour y développer l’agriculture. Ces CERDs n’auraient donc pas seulement pour vocation de collecter des énergies renouvelables pour les exporter vers de grands centres de consommations : ils seraient aussi de formidables catalyseurs de développement pour les pays hôtes.
Oser penser un autre monde de l’énergie
Les CERDs n’offrent pas seulement une occasion unique de repenser les systèmes énergétiques de demain. Ils sont également des vecteurs d’audace et d’ambition technologiques. La sinistrose ambiante fait l’impasse sur les extraordinaires développements en ingénierie que l’on observe chaque jour.
L’audace peut, par exemple, consister à se demander si, au lieu de collecter l’énergie renouvelable dans les terres, on allait la chercher en mer. Cette idée nourrit d’ailleurs les recherches des auteurs du présent article, qui étudient effectivement la possibilité de collecter le très généreux potentiel d’énergie éolienne de haute mer grâce à des éoliennes flottantes. Une combinaison de drones contrôlés par l’intelligence artificielle et de bateaux rapporterait ensuite l’énergie récoltée dans des conteneurs de batteries pour la rapporter sur terre.
Financement et modèle économique des CERDs
Pour que les CERDs changent réellement le monde de demain, la recherche ne peut se limiter à l’aspect technologique. Elle se doit d’être multidisciplinaire, ne fût-ce que pour assurer leur financement ! Car il s’agit d’investissements considérables qui peuvent se compter en milliards d’euros par CERD. Le coût du financement lui-même est un problème-clé pour en assurer la faisabilité.
Nombre de pays en voie de développement sont des candidats très prometteurs pour l’installation et le développement de CERDs. Mais les taux d’intérêt (soit le « loyer de l’argent ») pour les projets développés dans ces pays sont souvent très élevés. Il conviendrait de repenser les outils financiers internationaux dans une perspective nouvelle pour accélérer la transition énergétique au niveau planétaire et aiderait ainsi les pays signataires des accords de Paris à les respecter.
Se réinventer avec ambition
Le monde de l’énergie est en crise en Europe. Le vieux continent semble être sur une pente descendante, malgré les efforts des pays membres. Mais les prodigieux développements technologiques actuels, tant dans le domaine des « clean techs », que dans ceux de l’intelligence artificielle et de la finance, ouvrent d’innombrables perspectives pour une sortie de crise. Toutefois, cela implique de repenser, et même de réinventer, nos politiques énergétiques avec audace, pour faire triompher des projets réellement efficaces. Donc ambitieux. Les Centres d’Énergie Renouvelables Distants sont de ceux-là !
À l’occasion de son dixième anniversaire, Daily Science donne chaque mois carte blanche à l’un(e) ou l’autre spécialiste sur une problématique qui l’occupe au quotidien. Et ce, à l’occasion d’une des journées mondiales de l’Unesco. Aujourd’hui, la Journée internationale des énergies propres.