La disparition d’un félin dans une forêt reculée pourrait bouleverser la stabilité d’un écosystème tout entier. C’est en tout cas le postulat de départ de la thèse de Sarah Tossens, doctorante FNRS en écologie de la faune et en conservation au laboratoire de foresterie tropicale de Gembloux Agro-Bio Tech (Université de Liège).
Depuis 2022, elle étudie deux prédateurs discrets, mais potentiellement essentiels à la santé des forêts d’Afrique centrale : le léopard (Panthera pardus) et le mystérieux chat doré africain (Caracal aurata), très rare à rencontrer. Contrairement à la majorité des félins africains habitués des milieux semi-arides, ces deux espèces ont élu domicile dans les forêts denses et humides. La chercheuse tente de déterminer leur rôle écologique dans ce milieu, encore méconnu faute d’observations directes et d’études approfondies.

« Souriez, vous êtes filmés ! »
Considérés comme les deux principaux prédateurs de ce milieu forestier, leur présence (et leur potentielle disparition) influencerait toute la chaîne alimentaire, selon le principe de la « cascade trophique ». Ce concept écologique suggère que l’action d’un superprédateur se répercute à tous les niveaux, jusqu’aux plantes. « On sait néanmoins encore peu de choses sur ces deux carnivores, les individus étant peu nombreux, et leur territoire difficile d’accès. Et on en sait encore moins sur leurs impacts directs et indirects sur la chaîne alimentaire », indique Sarah Tossens.
Pour parvenir à collecter des données robustes, la doctorante a déployé, en collaboration avec des partenaires locaux, un arsenal impressionnant de 63 stations de pièges photographiques – des caméras fondues dans le paysage et activées automatiquement à chaque détection de mouvement. Elles ont été installées sur chacun des trois sites forestiers étudiés, l’un au sud-est du Cameroun et deux autres au nord du Congo-Brazzaville.



Porc-épic et petit sanglier au menu
« Ces dispositifs, laissés en place entre 4 et 6 mois, ont récolté, au total, 380 000 photos, dont 324 événements de détection de léopards et 289 de chats dorés », précise l’ingénieure agronome. Ces captures ont permis d’attester que les deux fauves se trouvent au sein des zones congolaises étudiées, tandis qu’ils sont totalement absents du site situé au Cameroun, celui faisant face à une pression plus importante en termes d’activités humaines.
En parallèle, la chercheuse a collecté une quarantaine d’échantillons de déjections dans les zones ciblées, puis réalisé des analyses génétiques pour identifier leur régime alimentaire. « Nos analyses montrent que le chat doré va davantage chasser des rongeurs, comme le porc-épic ou le rat géant d’Emin, ainsi que de petits céphalophes, de petites antilopes forestières assez abondantes dans le bassin du Congo. Le léopard, de son côté, est un top prédateur qui cible surtout le potamochère, une sorte de petit sanglier des forêts d’Afrique, mais aussi des céphalophes et des petits primates.»

Des fauves craints, et pas seulement par leurs proies
Un résultat marquant issu des données des pièges photographiques montre que les animaux qui ne sont pas chassés par ces félins vont parfois s’écarter des zones qu’ils fréquentent : « Le porc-épic, par exemple, qui n’est pas une proie du léopard, mais du chat doré, semble tout de même l’éviter », stipule la doctorante. « Cela semble confirmer la théorie du “paysage de la peur” qui avance que la simple présence d’un prédateur dans un environnement va générer un sentiment de crainte chez certaines espèces, ce qui peut influencer leurs comportements. »
Sarah Tossens est allée plus loin en testant ce phénomène expérimentalement, soit en appliquant une formulation imitant l’urine des deux espèces au pied de certains arbres. « En comparant les images capturées par les pièges photographiques installés à ces emplacements à celles de stations dénuées de fac-similé d’urine, on a constaté un niveau de vigilance nettement plus élevé chez les espèces fréquentant les zones traitées. Ce sont des premiers résultats intéressants, car ces interactions n’avaient jamais été explorées jusqu’alors.»
« Notre expérimentation a aussi démontré que, en fonction de leur présence fictive ou non dans les parages, les animaux passaient plus ou moins de temps à consommer des fruits tombés des arbres », ajoute-t-elle. Ce qui confirme l’idée que la présence du léopard et du chat doré peut indirectement peser sur la dynamique de la végétation.


Prédateurs en danger, forêt en péril
Pour comprendre, prenons l’exemple du Sapelli, une des espèces d’arbre les plus convoitées dans le bassin du Congo pour son bois à haute valeur commerciale. « Ses graines sont consommées par certaines espèces, dont les rongeurs. Sans prédateur, ceux-ci profiteraient de l’occasion pour en dévorer une plus grande part, et ce, avant qu’elles puissent germer ». Une situation qui mettrait en péril, à terme, la régénération naturelle de l’espèce arboricole, avec des répercussions écologiques… et économiques.
Et les conséquences possibles de la disparition des prédateurs sur la végétation ne s’arrêtent pas là : « Dans ces forêts, leur absence s’accompagne souvent d’un déclin des grands animaux, comme les éléphants et les grands singes. Or, ces derniers participent largement à la dissémination des graines, notamment via leurs excréments. Dans les forêts d’Afrique centrale, plus de 70 % des espèces végétales dépendent des animaux pour leur dispersion. La perte de ces disperseurs compromettrait dès lors grandement ce processus. »
A travers cette étude, Sarah Tossens renforce l’argumentaire pour des stratégies de conservation ciblées. Protéger le léopard et le chat doré, ce n’est pas seulement sauver des carnivores emblématiques, aujourd’hui classés comme vulnérables, c’est aussi préserver les dynamiques fragiles qui régulent l’équilibre des forêts tropicales africaines.