Alors que plusieurs traitements sont disponibles pour répondre aux troubles du désir sexuel chez les hommes, les options sont quasi inexistantes pour les femmes. Une petite molécule pourrait toutefois changer la donne : la kisspeptine. Dans une revue de la littérature, Julie Bakker, directrice de recherches FNRS et responsable d’un groupe de recherche au laboratoire de neuroendocrinologie du GIGA Neurosciences (ULiège), dresse un état des lieux des avancées sur le sujet. Elle y synthétise les résultats d’une vingtaine d’études explorant le rôle de cette protéine et son potentiel thérapeutique dans le cadre de la dysfonction sexuelle.
Un peptide qui porte bien son nom
Le gène qui code pour ce neuropeptide a été découvert au laboratoire de Danny Welch à Hershey (Pennsylvanie, Etats-Unis) dans les années 1990 au cours de recherches… sur le cancer. Les scientifiques le baptisent « KISS-1 », en clin d’œil aux célèbres bouchées au chocolat « Hershey’s Kisses », fabriquées dans la même ville. Un choix qui s’est révélé étrangement approprié quand le rôle de la « kisspeptine » dans la reproduction sexuelle a été mis en évidence.
« C’est en 2003 que des chercheurs l’ont démontré, en étudiant des patients chez qui la puberté ne s’était pas déclenchée. Ils ont identifié chez ces personnes des mutations, soit dans le gène KISS1, soit dans son récepteur KISS1R », raconte Dre Julie Bakker. « Ces résultats ont ensuite été confirmés par d’autres travaux, qui ont établi que la kisspeptine agit comme un puissant stimulateur de la sécrétion de GnRH (gonadolibérine), une hormone clé de l’axe reproducteur.»
Un chef d’orchestre hormonal
Concrètement, les neurones à kisspeptine – principalement localisés dans deux zones de l’hypothalamus – stimulent directement les neurones qui sécrètent la GnRH. Celle-ci, libérée de manière pulsatile, active ensuite l’hypophyse, une glande de la taille d’un petit pois située juste en dessous de l’hypothalamus.
« Cela déclenche la libération des hormones folliculostimulantes (FSH) et lutéinisantes (LH) qui, une fois dans le sang, agissent sur les gonades (ovaires/testicules). La FSH stimule la maturation des ovocytes chez la femme et la production de spermatozoïdes chez l’homme, tandis que la LH stimule la sécrétion d’hormones sexuelles. »
« Chez l’homme, la testostérone produite sous l’effet de la LH exerce ensuite un rétrocontrôle négatif en inhibant les neurones à kisspeptine, ce qui réduit la GnRH. Chez la femme, les œstrogènes ont un effet plus complexe : ils inhibent la GnRH pendant une partie du cycle menstruel, mais la stimulent un peu avant l’ovulation, ce qui la déclenche. Un mécanisme de bascule qui reste encore mal compris », développe la neuroendocrinologue.
Une molécule clé dans l’attraction et le désir
Au-delà de son rôle dans l’axe reproducteur, la kisspeptine influencerait aussi le comportement et l’attraction sexuels : « Dans le cadre d’une étude internationale que j’ai dirigée en 2018, nous avons découvert que la population de neurones à kisspeptine située dans le noyau périventriculaire antéroventral de l’hypothalamus est 10 fois plus abondante chez les rongeurs femelles que chez les mâles.»
Les scientifiques ont alors émis l’hypothèse que cette population, en particulier, jouerait un rôle spécifique dans le déclenchement de l’ovulation et, surtout, synchroniserait le comportement sexuel des femelles et leur attraction pour les mâles avec ce moment clé du cycle – l’objectif étant, bien sûr, d’optimiser les chances de reproduction.
À la suite de cette étude, l’intérêt pour la kisspeptine comme piste pour traiter les troubles du désir sexuel s’est renforcé. « L’un des principaux atouts de la kisspeptine est qu’elle est naturellement produite par le cerveau, ce qui réduirait le risque d’effets secondaires dans un contexte thérapeutique. »
Une piste prometteuse encore à l’étude
Un médicament n’est toutefois pas (encore) à l’ordre du jour. Si des travaux ont montré que l’administration de cette molécule chez l’humain active certaines zones du cerveau liées aux émotions et à la motivation sexuelle, « les données dans la littérature restent limitées chez l’homme et la femme », signale la Dre Bakker.
Le développement d’un traitement présente, par ailleurs, certains défis. Citons la large distribution du peptide dans l’organisme, mais aussi la nécessité d’un mode d’administration et d’un dosage précis, afin d’éviter une perturbation de l’équilibre hormonal général. « Des scientifiques travaillent sur des formulations, notamment sous forme de spray nasal. Mais certains émettent des réserves quant à sa capacité à atteindre efficacement les régions cérébrales ciblées. C’est un axe de recherche prometteur, qui nécessite toutefois d’être approfondi. »
La demande, en tout cas, est bien réelle : « Après la publication de notre étude en 2018, j’ai été contactée par des centaines de femmes », fait savoir la chercheuse. « Ce n’est pas surprenant, étant donné qu’il n’existe pour l’instant aucune solution sans risque et efficace spécifiquement dédiée aux femmes souffrant d’une baisse de libido, alors même que 70 % déclarent être concernées. C’est un véritable enjeu de santé féminine, souvent ignoré ».