Le talent, un mythe au service du pouvoir

27 octobre 2025
par Laetitia Theunis
Temps de lecture : 6 minutes

Le talent est une fiction. C’est le titre percutant du livre de Samah Karaki, docteure en neurosciences. Invitée par la Cité Miroir (Liège), dans le cadre de l’exposition « Illusions. Qui a tort ? Qui a raison ? », elle a déconstruit les mythes du talent, de la réussite et du mérite lors d’une conférence grand public.

« Comme dans toute fiction, il y a une part de réel, mais celui-ci est déformé, simplifié. Expliquer pourquoi certaines personnes ont des compétences supérieures à d’autres est beaucoup plus complexe que la notion de talent », commente-t-elle en préambule.

Le talent, l’ami du pouvoir

L’autrice s’est tournée vers le passé pour identifier des points de bascule à partir desquels la fiction autour du talent a commencé à se construire. « Dès le moment où certaines personnes ont reçu des héritages supérieurs aux autres, leurs vies sont devenues plus simples, plus aisées, plus fertiles pour l’émergence d’un talent. Un phénomène souvent interprété comme le résultat d’un don divin, antérieur au talent lui-même. Aujourd’hui encore, beaucoup perçoivent le talent comme un potentiel offert par une forme de divinité, lui conférant ainsi une dimension spirituelle », explique, en substance, la Dre Karaki.

Dans la mythologie grecque, les dieux offrent à certains humains des dons — des compétences imméritées, accordées comme des faveurs divines. Dans le Nouveau Testament, la parabole de Matthieu introduit une autre nuance du talent : un don que l’on fait fructifier par l’effort et la vertu. Cette idée est celle qui se rapproche le plus de la définition adoptée à la fin de l’Ancien Régime : le talent y est perçu comme un potentiel inné que l’on fait croître par le travail, comme on arroserait une graine pour qu’elle s’épanouisse en une belle plante. La notion de vertu y est essentielle, car ce développement personnel devait aussi servir le bien commun.

En France, au début du XIXe siècle, avec la fin de la monarchie absolue et des privilèges réservés au clergé et à la noblesse, une question centrale émerge : qui est désormais légitime pour exercer le pouvoir ? Une nouvelle idée s’impose progressivement : ce sont ceux qui, tout en héritant d’une certaine position par la naissance, ont su transformer cet avantage en vertu, qui méritent de diriger. Ainsi, la notion de talent s’est ancrée principalement dans les classes détentrices du pouvoir et de la richesse.

« D’une manière universelle, pour réussir à l’école, le facteur le plus écrasant, c’est la classe socio-économique des parents. Appartenir à une classe socio-économique défavorable tout en ayant de très nombreux marqueurs génétiques de l’intelligence à l’échelle du génome ne permettra pas de réussir mieux qu’un individu nanti au patrimoine génétique très nettement moins favorable » explique la neuroscientifique. Autrement dit, le plus intelligent des pauvres réussira généralement autant que le plus stupide des riches.

Eloge de la lenteur

Les tests de QI, créés en 1905 pour déterminer qui pouvait aller à l’école, évaluent essentiellement le raisonnement abstrait. « Même si elle ne le dit pas de la sorte, l’école d’aujourd’hui mesure principalement trois compétences des tests de QI : la capacité de maintenir son attention, de raisonnement abstrait (donc les maths, NDLR) et d’estimation cognitive. »

Pour développer sa pensée critique, essentielle en ces temps troubles teintés des dérives liées à l’intelligence artificielle, deux compétences autres sont essentielles : la flexibilité cognitive et la résistance cognitive. La flexibilité cognitive est la capacité à s’adapter et à réagir de manière souple face à des situations nouvelles, changeantes ou imprévues. Elle implique de pouvoir modifier ses pensées et comportements en fonction des changements subis, plutôt que de rester figé dans des schémas rigides. Quant à la résistance cognitive, il s’agit de la capacité de notre cerveau à inhiber les automatismes de pensée pour nous permettre de réfléchir. C’est l’aisance avec laquelle on se dit « si ça se trouve, je me trompe ».

« Pour réfléchir à sa propre pensée, il est nécessaire de ralentir. Cette compétence va à l’opposé du raisonnement abstrait, rapide, enseigné à l’école. Or, il n’est pas possible, au sein du même cerveau, de faire coexister (et d’exceller, NDLR) ces deux types de compétences de pensées, rapides et lentes », explique la docteure en neurosciences.

« La problématique de la question du talent, c’est que beaucoup considèrent que les génies sont talentueux en tout, qu’ils ont des têtes bien faites. C’est totalement faux : une personne peut être très forte en abstraction, et très mal à l’aise face à la nécessité de changer d’avis. »

« Des études objectivent qu’aujourd’hui, les personnes qui ont eu des parcours académiques très aisés sont aussi celles qui ont le plus de mal avec l’incertitude. Depuis la crise Covid, dans les entreprises, on se rend compte que des hommes et des femmes précédemment recrutés pour leur CV brillant sont en difficulté face à un monde devenu extrêmement complexe et mouvant, nécessitant un fonctionnement de pensée plus lent pour s’adapter. »

Etre talentueux au temps du capitalisme

« L’erreur qui a été faite, c’est d’appeler « intelligence », le mode de pensée calibré pour les Trente glorieuses, c’est-à-dire « quand tout va bien ». Or, ce n’est qu’une des multiples formes que peut prendre l’intelligence. En 2025, l’intelligence humaine devrait être la capacité de faire en sorte que l’on (sur)vive en harmonie avec le reste des espèces qui nous entourent. Selon cette définition, des personnes aujourd’hui estampillées « génies » sont en réalité les moins intelligentes. C’est le cas d’Elon Musk, qui prend des décisions très délétères pour notre espèce et le reste du vivant », commente la neuroscientifique.

Ce que l’on nomme le talent entrepreneurial, dont le patron de Tesla est l’une des égéries, est une notion relativement récente dans l’histoire humaine. Elle émerge avec les pères fondateurs des États-Unis, qui ont contribué à construire la fiction selon laquelle le talent consiste à partir de rien, à surmonter une fracture dans l’enfance accompagnée d’une crise psychanalytique et à devenir un self-made man. En omettant sciemment de pointer l’importance capitale de la législation contemporaine favorisant la réussite de ces quelques personnes.

« Aujourd’hui, le talent est souvent confondu avec une forme d’efficacité conforme aux logiques de l’économie ultralibérale. Et cette conception prédomine dans la majorité des discours médiatiques », conclut Dre Samah Karaki.

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