La rumination épuise le cerveau

20 août 2025
par Camille Stassart
Temps de lecture : 6 minutes

Série : Plongée dans nos pensées (1/3)  

L’autoréflexion est une alliée précieuse, elle nous permet de prendre du recul, de décoder nos vécus et de trouver des solutions à nos préoccupations. Mais parfois, ce processus s’emballe. Une erreur passée, un conflit non résolu, un échec professionnel ou amoureux, une inquiétude liée à la santé ou même un traumatisme ancien, se mettent à tourner en boucle, jusqu’à saturer notre esprit. C’est la rumination mentale.

Dans le cadre de sa thèse menée à l’UCLouvain, Yorgo Hoebeke – aujourd’hui entrepreneur et créateur de l’application « Orakemu » – a cherché à mieux comprendre ce qui se joue dans notre cerveau quand il s’accroche à des pensées répétitives. Explorant en particulier les liens entre la rumination et le contrôle exécutif, soit notre capacité à nous concentrer, planifier et garder le cap sur des objectifs. La question étant : a-t-on du mal à se sortir de ces pensées répétitives parce qu’on manque de contrôle ? Ou parce que la rumination grignote lentement nos ressources mentales ?

Un phénomène multifacette et dynamique

Selon Yorgo Hoebeke, la littérature scientifique a longtemps mesuré la rumination comme un phénomène homogène, tout en ignorant sa nature dynamique. Dans sa thèse, lauréate du « Prix de Psychologie » de l’Académie royale des sciences, le chercheur remet en question cette approche.

Il souligne notamment que la rumination se compose de plusieurs facettes, plus ou moins présentes selon les profils « ruminateurs » : la négativité des pensées, leur caractère autocritique, le temps passé à ressasser, la tendance à se focaliser sur les causes et conséquences des émotions ressenties, et le fait de rejouer mentalement certaines scènes. Autant de facettes qui peuvent fluctuer au cours d’une journée ou d’une semaine.

Un signal utile de l’esprit

Yorgo Hoebeke précise d’emblée que la rumination n’est pas mauvaise en soi. Non seulement, elle est normale et touche tout le monde, mais elle s’avère aussi utile, faisant office d’alarme intérieure : « La rumination se déclenche quand on ressent un écart entre ce qu’on aurait voulu vivre et la réalité. Exemple : je me dispute avec quelqu’un et, dans l’idéal, je souhaiterais me réconcilier. Si ce n’est pas possible, je vais ruminer la situation. Ce faisant, mon esprit attire mon attention sur ce décalage. Cet état est un moyen parmi d’autres mis en place par le cerveau pour tenter de résoudre cet écart, de le comprendre, d’en tirer des leçons pour l’avenir. »

A noter que la rumination peut aussi être orientée vers le futur ou une situation hypothétique. « On parle alors plus souvent d’inquiétudes, mais le processus reste le même. On rumine en quelque sorte ‘à l’avance’, parce qu’on imagine que ce qui surviendra ne correspondra pas à ce qu’on désire.»

Quand la rumination devient excessive

Les pensées répétitives négatives nous permettent donc de mettre le doigt sur ce qui nous chiffonne : ce fossé entre idéal et réalité (parfois supposé). Mais si l’on s’attarde trop sur cet écart, la rumination peut devenir cyclique, excessive, jusqu’à nuire à notre bien-être. « Plus une chose nous tient à cœur, plus on est motivé à l’obtenir. En cas d’échec, la rumination qui s’ensuit est d’autant plus intense ». Et parce que répéter ces pensées négatives ne règle pas le problème, on continue à y songer, encore et encore…

Depuis longtemps, la recherche soupçonne un lien entre rumination et contrôle exécutif. Des études suggèrent ainsi qu’un faible contrôle rend plus vulnérable à la rumination excessive. Mais l’idée selon laquelle cet état épuiserait progressivement nos ressources cognitives a encore été peu explorée. Laissant ouverte la possibilité d’un lien inverse ou même bidirectionnel.

La rumination peut être orientée vers le passé, le futur ou une situation hypothétique – libre de droit

Un état énergivore pour le cerveau

Pour éclaircir cette question, Yorgo Hoebeke a recruté dans son étude une quarantaine de participants en bonne santé, âgés de 20 à 30 ans. Pendant deux semaines, ils ont répondu quatre fois par jour via leur téléphone à des questions ciblant les cinq facettes de la rumination, en se basant sur ce qu’ils avaient ressenti lors des quatre heures précédentes.

Résultats : « Il apparaît que c’est surtout la négativité et l’autocritique qui rendent la rumination excessive et persistante dans le temps. Ce sont des carburants. La négativité reflète l’écart perçu entre la réalité et nos attentes. Plus ce décalage est grand, plus les pensées sont sombres. L’autocritique, elle, accentue encore cet écart. »

Par ailleurs, les différentes facettes de la rumination (mais surtout la négativité des pensées) prédisaient une baisse temporaire du contrôle exécutif. Appuyant l’hypothèse que la rumination diminuerait nos ressources mentales.

Sortir de la boucle par l’action

La première étape pour sortir de ce cercle vicieux est de s’en rendre compte. « De fait, la rumination est initialement volontaire, mais peut se transformer en automatisme et donc devenir non intentionnelle. Une fois qu’on en prend conscience, il s’agit d’identifier l’écart qui a déclenché la rumination, puis de mettre en œuvre des stratégies adaptées. »

« On peut, par exemple, en tirer des leçons pour éviter ce décalage à l’avenir. Et dans le cas où on n’aurait pas pu vivre les choses autrement, accepter la situation, même si c’est parfois difficile, et éventuellement se fixer d’autres buts, alignés sur les valeurs des buts initiaux », conseille Yorgo Hoebeke.

Selon les conclusions de sa thèse, des interventions centrées spécifiquement sur la négativité des pensées et l’autocritique seraient pertinentes, comme cultiver la compassion envers soi, se concentrer sur le positif, remettre en question ses pensées… Dans le cas où la rumination se manifeste via d’autres facettes, comme un temps prolongé à ressasser, une focalisation sur les émotions et/ou des répétitions mentales, « la recherche montre bien qu’une solution efficace est de se changer les idées. Il n’y a pas de mal à ça, à condition que cette distraction soit choisie de manière consciente et intentionnelle ».

Et si l’on ressent malgré tout le besoin de ruminer, il reste possible de planifier un moment dédié. « C’est utile quand le contexte ne s’y prête pas (au moment du coucher, par exemple). On peut alors se dire ‘Demain, à 17h, je prendrai 30 minutes pour y repenser’. Cette approche permet de reprendre le contrôle, et il est même possible que le besoin de ruminer ait disparu d’ici là », conclut Yorgo Hoebeke.

Haut depage