Les mécanismes précis de la communication intuitive inter-espèces (CII) sont encore largement inconnus - Libre de droit

Communication intuitive inter-espèces : un champ de recherche émergent

28 octobre 2025
par Camille Stassart
Temps de lecture : 5 minutes

Des éléphants aux corbeaux, en passant par les abeilles, la science a révélé ces dernières décennies des facultés insoupçonnées chez de nombreuses espèces : intelligence, conscience de soi, émotions, auto-analyse, vies sociales complexes, comportements culturels, formes de langage élaborées… Pourtant, l’idée d’établir un véritable dialogue avec ces animaux est encore accueillie avec scepticisme. Après tout, ces derniers ne parlent pas. Néanmoins, la communication ne se limite pas qu’au verbal.

C’est dans cette perspective que s’inscrit le projet ANICOM (2024–2029), porté par une bourse ERC Consolidator. Il s’attache à explorer un phénomène encore très peu étudié, et parfois moqué : la possibilité pour des humains, appelés « communicateurs », d’échanger intuitivement avec des animaux, sans passer par des mots ou des comportements observables. Une pratique désignée sous le nom de « communication intuitive inter-espèces » (CII).

Une autre forme de communication humain-animal

A la tête de cette étude, Vanessa Wijngaarden, professeure et chercheuse au laboratoire d’anthropologie sociale et culturelle de l’ULiège, distingue la CII d’autres interactions avec les animaux : « En amont de ce projet, j’ai mené une étude pilote où on a comparé ces communicateurs à d’autres experts en communication animale comme les “chuchoteurs”, des personnes particulièrement douées pour interagir avec certaines espèces, telles que les chevaux ou les chiens ». Leur approche s’inspire en grande partie des principes de l’éthologie – la science qui étudie le comportement des animaux – et repose souvent sur une compréhension fine des signaux corporels et des modes de communication propres à chaque espèce. « Pour communiquer, ces chuchoteurs vont déplacer leur corps d’une manière qui s’accorde au langage de l’animal et reproduire des signes sonores ou visuels subtiles, comme miner le mouvement d’une queue de cheval à l’aide d’un fouet. »

A l’inverse, les communicateurs pratiquant la CII n’utilisent pas de signaux, mais s’appuient sur un lien intuitif pour comprendre et se faire comprendre : « Cela demande d’apaiser son esprit et d’entrer dans une sorte d’état méditatif. De là, les communicateurs essaient de se connecter à l’animal afin de recevoir et d’envoyer des messages. C’est un vrai dialogue. La plupart du temps, ces échanges passent par des émotions, des pensées, des images mentales, ainsi que d’autres sensations associées aux sens (odeur, goût, douleur, son, etc.) », développe l’anthropologue.

Un dialogue à décrypter

Les mécanismes précis de la CII sont encore largement inconnus. L’un des objectifs du projet ANICOM sera précisément de décrire son fonctionnement. Pour cela, un travail de terrain sera réalisé sur les quatre continents, impliquant 8 communicateurs animaliers et 36 animaux. « On compte se concentrer sur des mammifères et des oiseaux, car ce sont des êtres vivants qui ont déjà fait l’objet de nombreuses études en biologie et en éthologie. Cela facilitera la comparaison entre les informations obtenues par la CII et les connaissances scientifiques existantes ».

« Des entretiens seront menés avec les communicateurs et leurs échanges avec les animaux seront filmés et co-analysés. On collaborera parfois avec eux en binôme – on avait déjà expérimenté cette approche dans l’étude pilote –, c’est-à-dire que les deux praticiens vont ‘traduire’ simultanément les informations reçues auprès du même animal, afin d’observer si des contenus similaires émergent », explique la Pre Wijngaarden.

Au-delà de l’analyse, le projet visera aussi à co-construire avec ces praticiens une méthodologie permettant d’intégrer la CII dans le cadre académique. Car, selon la chercheuse, ces échanges intuitifs recèlent un potentiel considérable, encore inexploité : « D’un point de vue très pratique, quand un animal souffre, ou présente un problème de comportement, la CII peut aider quand d’autres techniques ont échoué. Des communicateurs collaborent d’ailleurs déjà aujourd’hui avec des vétérinaires. Plus globalement, la CII permet d’accéder aux perspectives et connaissances que les animaux ont d’eux-mêmes, du monde et des humains, et ainsi de dépasser une vision strictement anthropocentrée. »

Repenser notre rapport aux savoirs

Longtemps marginalisée, l’étude de la CII semble aujourd’hui amorcer un tournant : « Quand je travaillais sur mon premier article sur le sujet, en 2021, certains m’ont affirmé qu’aucune revue ne l’accepterait. Quand j’ai postulé pour cette bourse, d’autres m’ont dit qu’il était impensable qu’un tel projet soit financé. Et pourtant, l’article a été publié et le projet soutenu. Je pense donc qu’un espace de légitimité commence à émerger.»

Un autre signe révélateur, selon la chercheuse, tient aux réactions en coulisse : « Quand je présente mon projet lors de conférences, certains de mes collègues sont dubitatifs. Mais ce sont souvent ces mêmes personnes qui, en aparté, viennent me confier : “Ma femme fait aussi ce genre de choses”. Cela montre que, dans le milieu académique, le sujet semble tabou, alors que la pratique est plus présente qu’on ne le croit. Pour ma part, je pense que si l’on veut faire la meilleure science possible, on doit tenir compte de ces autres formes de savoir. »

L’objectif final de l’étude sera d’ailleurs de concevoir des méthodes dialogiques multi-espèces, permettant d’inclure de façon sérieuse et équitable les voix et les connaissances des animaux au sein de la recherche. « Il s’agirait d’un ensemble d’approches théoriques et méthodologiques visant à intégrer les animaux comme de véritables participants aux travaux de recherche. »

« Ces méthodes dialogiques multi-espèces représenteraient aussi une porte d’entrée vers une approche plus multifocale. Aujourd’hui, on reconnaît l’existence de pensées alternatives à la pensée occidentale dominante, qui proposent d’autres visions du réel, d’autres manières de comprendre le monde. Et il est essentiel de dialoguer avec l’ensemble de ces perspectives. Or, ces méthodes permettraient d’accéder à une plus grande multiplicité de points de vue, non seulement humains, mais aussi non-humains », conclut Vanessa Wijngaarden.

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