L’ébène est réputée pour son bois noir utilisé dans la fabrication d’objets précieux. Autrefois menacée par la surexploitation, son avenir reste aujourd’hui incertain à cause du braconnage des éléphants de forêt (Loxodonta cyclotis) et du commerce illégal de leur ivoire. Les pachydermes, en danger critique d’extinction, ont, en effet, un double impact positif sur l’ébène : ils protègent les graines dans leurs bouses et assurent une meilleure dispersion de l’espèce. C’est ce que révèle une étude internationale à laquelle Olivier Hardy, professeur au sein de l’Unité de recherche en Evolution biologique et écologie de l’ULB, et son équipe ont participé.


L’éléphant, un moyen de transport
Au Cameroun, les populations d’ébènes (Diospyros crassiflora Hiern) de deux zones adjacentes de 4 km² ont été comparées : l’une, située dans le parc national du Dja, abrite de nombreux éléphants, tandis que l’autre, légèrement en dehors, en est privée depuis plusieurs décennies.
Dans chacune de ces deux zones, tous les arbres d’ébène ont été recensés. Les chercheurs ont comparé la distribution des diamètres des tiges et troncs : une prédominance de gros troncs et un faible nombre de jeunes tiges indiquent un manque de régénération naturelle. « Nous avons également étudié la répartition des jeunes tiges (donc jeunes plantules, NDLR). »
Sur chaque arbre, un fragment de feuille a été prélevé pour des analyses génétiques. « Grâce à ces outils, il est possible d’identifier les parents d’une plantule — cette espèce a des pieds mâles et des pieds femelles — à condition que les parents soient présents dans la parcelle étudiée. Cela nous a permis de calculer non seulement la distance de dispersion des graines, mais aussi celle du pollen », explique le Pr Hardy.
Résultats ? Les chercheurs ont observé qu’en l’absence d’éléphants, les plantules sont dispersées sur de bien plus courtes distances et se retrouvent généralement regroupées autour des pieds mères. Or, lorsque les jeunes plants restent proches de ces derniers, ils subissent davantage d’attaques de champignons ou de prédateurs herbivores, ce qui réduit drastiquement leurs chances de survie.


La bouse, un bouclier protecteur
« C’est en combinant les analyses génétiques et de répartition avec les observations du devenir des graines en présence ou non de bouses que le rôle protecteur de ces dernières a pu être démontré. »
L’ébène produit de gros fruits dont la pulpe est très appréciée par les éléphants. Les graines sont généralement assez résistantes pour traverser sans encombre leur tube digestif, et se retrouver ensuite dans leurs excréments. Pour la graine, la bouse d’éléphant constitue un véritable bouclier contre la prédation par d’autres animaux. Et donc un gage de survie.

En l’absence d’éléphants, et donc de bouses protectrices, les chercheurs ont montré que l’ébène perd 68 % de sa capacité de régénération. Le braconnage pour l’ivoire en est la principale cause : les populations d’éléphants de forêt ont chuté de 86 % au cours des trois dernières décennies, et l’espèce est désormais considérée comme à risque extrêmement élevé d’extinction dans un avenir proche.

Miser sur les rongeurs
« Notre étude met en évidence un effet en cascade de la disparition des éléphants. L’ébène n’est pas la seule espèce concernée. » Le moabi et le manguier sauvage, largement utilisés par les populations locales, sont également dépendants des éléphants pour la dispersion de leurs graines.
Mais attention aux généralisations hâtives : les éléphants ne jouent pas le rôle de disperseur pour toutes les espèces d’arbres tropicaux.
Dans le cadre de sa thèse réalisée en cotutelle entre l’ULB et l’Université de Yaoundé I, Narcisse Kamdem a étudié la régénération de Coula edulis, aussi appelé le “noisetier d’Afrique”. Et ce, car ses graines sont souvent récoltées par les villageois et vendues sur les marchés locaux — bien qu’il ne soit aucunement apparenté au noisetier d’Europe.
« Les distances de dispersion des graines de Coula edulis ne semblent pas dépendre de la présence d’éléphants, sans doute parce que ce sont principalement les rongeurs qui assurent cette fonction, mais sur des distances relativement courtes », explique Pr Hardy.
« Les rongeurs, grâce à leur haut taux de reproduction, sont généralement moins touchés par la défaunation liée à la chasse que les grands mammifères. Les espèces d’arbres qui dépendent de ces petits disperseurs sont donc probablement plus résilientes face aux impacts des activités anthropiques. Du moins tant que la forêt n’est pas transformée en zones agricoles, minières ou urbaines… »
« Il n’est pas encore possible de dresser un bilan précis de la proportion d’espèces d’arbres fortement menacée par la décimation des grands mammifères. Il s’agit probablement d’une part significative, mais toutes les espèces ne sont pas nécessairement touchées. Certaines n’ont pas besoin d’animaux pour se disperser : leurs fruits ou graines ailées sont transportés par le vent, ce qui les rend beaucoup plus résilientes face à la défaunation », conclut le Pr Olivier Hardy.