Sciences et démocratie, un couple en crise? © Sacha Theunissen

La science sous pression dans l’espace démocratique

29 septembre 2025
par Camille Stassart
Temps de lecture : 5 minutes

Contestée, détournée, et même parfois muselée. La parole scientifique dans le débat démocratique est de plus en plus affaiblie. Lors de la conférence « Sciences et démocratie : un couple en crise ? » organisée et animée par Réjouisciences – la cellule de diffusion des sciences et des technologies de l’Université de Liège –, Florence Caeymaex, maître de recherches FNRS et professeure en philosophie, Pierre Delvenne, politologue, et Sébastien Doutreloup, climatologue, ont partagé analyses et réflexions sur cette relation, de plus en plus sous tension.

Une science ancrée dans le projet démocratique

Florence Caeymaex rappelle d’emblée que l’alliance entre science et démocratie n’est pas spontanée : « Il y a des scientifiques dans les régimes autoritaires, et la science existait déjà dans des sociétés anciennes non-démocratiques, en tout cas dans le sens actuel. » En réalité, ce lien s’est construit lors de l’émergence des régimes démocratiques modernes, fondés sur des idéaux d’égalité et de liberté.

« Il s’est dit que le savoir devait lui aussi se démocratiser », ce qui s’est concrétisé par la création d’écoles publiques, de revues scientifiques et de vulgarisation, ou encore d’universités. Ces dernières se sont ainsi retrouvées au cœur du projet démocratique, ce qui a façonné la pratique de la science en leur sein. « La liberté d’expression, le libre examen et l’autonomie dans les choix de recherches sont devenus des principes centraux. »

La démocratie a ainsi souvent offert à nos sociétés un cadre favorable à la recherche, à la circulation des idées et à la critique. En retour, la science a contribué à éclairer le débat public, fourni des outils pour la décision collective, et soutenu le développement socio-économique. Pour autant, ce couple reste tumultueux.

Des frictions anciennes et persistantes

Désavouer le discours scientifique, voire l’instrumentaliser, ne date pas d’hier. « Des industriels puissants utilisent leurs moyens financiers pour engager des scientifiques qui vont entretenir le doute sur des consensus scientifiques, comme la nocivité du tabac, la toxicité de certains produits chimiques, etc. », rappelle Pierre Delvenne, maître de recherches FNRS et Directeur du centre de recherche SPIRAL et de l’Unité de Recherches Cité.

De nos jours, c’est le consensus sur le changement climatique qui est l’une des grandes cibles de certains lobbys et acteurs politiques. « Je pense qu’il est contesté justement parce que la science climatique remet aussi en question le modèle économique actuel », avance Sébastien Doutreloup.

À noter, toutefois, que les tensions ne sont pas toujours partisanes. Elles naissent aussi de temporalités divergentes. Face aux crises qui se multiplient (sanitaires, énergétiques, climatiques…), la démocratie exige des décisions rapides, alors que la recherche avance par étapes lentes et incertaines. Par ailleurs, la politique se focalise le plus souvent sur des enjeux immédiats. « Or, en matière de climat, par exemple, les solutions qui doivent être entreprises débordent largement des mandats », souligne Sébastien Doutreloup.

La liberté académique en danger

Au-delà de la simple contestation, le danger vient aujourd’hui de la prolifération de contre-discours, en particulier sur les médias sociaux, qui sapent la confiance du public dans la science. Plus inquiétant encore : la volonté de réduire au silence les voix des scientifiques. « Aujourd’hui, la liberté d’expression réclamée par certains est, en réalité, la liberté de s’exprimer pour intimider autrui. C’est le droit d’avoir raison sur tous les autres », soutient Pierre Delvenne.

Pour Florence Caeymaex, « on peut affirmer que la liberté académique est menacée quand on assiste à des interventions très dures du politique, comme on le voit outre-Atlantique. Certains mots sont supprimés des administrations, des projets de recherche perdent leur financement, des départements disparaissent, de même que des données. »

« À l’heure où nous parlons, le gouvernement Trump ferme des robinets économiques qui stoppent la récolte de mesures scientifiques », abonde Sébastien Doutreloup. « L’agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA), par exemple, dispose de budgets de plus en plus réduits, et certains sites web fournissant des données climatologiques ferment. Et cela a des effets jusqu’en Belgique. En faisant cela, on enlève l’outil du scientifique, on l’empêche tout simplement de travailler. »

Le besoin d’une science ouverte et reconnectée

Pour apaiser les tensions et retisser des liens de confiance, les invités ont évoqué plusieurs pistes lors de leurs échanges. « Je ne crois pas qu’il faille chercher à restaurer l’autorité de la science, car c’est justement ce que nos adversaires cherchent à saper », estime Florence Caeymaex. « Pour rétablir la crédibilité et l’adhésion, on doit procéder autrement, en réalisant un travail d’autocritique. » Ce qui passe notamment par « montrer avec transparence ce que fait la science et comment. Et ce, afin d’éviter d’absolutiser la vérité scientifique. Les découvertes se gagnent avec des efforts et du temps, on se trompe et on recommence. »

Une idée partagée par Pierre Delvenne : « La science et la recherche, c’est de l’incertitude en sursis, de la remise en question permanente. Le doute est chevillé au corps des scientifiques, c’est dire “je ne sais pas”. Et il est important de l’exposer au public. »

« On doit aussi reconnaître que les sciences privilégiées dans l’après-guerre ont conduit à une vision très technique et abstraite du monde », ajoute Florence Caeymaex. « Je pense que la science doit laisser davantage de place à des modèles et à des questions de recherche qui aident à se reconnecter au monde. »

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