L’abbaye Notre-Dame du Vivier de Marche-les-Dames a traversé guerres et réformes, connu prospérité et déclin, avant sa désaffectation et sa reconversion partielle au XXᵉ siècle. Elle est un site emblématique niché entre falaises et forêt namuroise, riche d’une mémoire spirituelle, artistique et humaine. Fondée au XIIIᵉ siècle, elle fut pendant des siècles un lieu de vie monastique pour une communauté de religieuses cisterciennes. Ses bâtiments et son mobilier témoignent de son histoire unique qui peut être découverte dans une exposition temporaire du TreM.a-Musée provincial des Arts anciens du Namurois, conçue par la Société archéologique de Namur. Intitulée « Marche-sur-Meuse. Que s’écoule le temps et passent les dames », elle offre une immersion dans les mythes et archives de ce lieu.
Deux « Trésors » patrimoniaux
Parmi les nombreuses pièces exposées, deux sont classées comme « Trésors » du patrimoine par la Fédération Wallonie-Bruxelles. « Il est déjà remarquable qu’un patrimoine issu d’une abbaye ait pu survivre à la Révolution, mais il l’est encore davantage de constater que ces pièces nous sont parvenues dans un état de conservation tout à fait exceptionnel », commente Aurore Carlier, commissaire de l’exposition.
Le premier Trésor est la Vierge à l’Enfant de Marche-les-Dames, une sculpture entièrement polychrome et dorée et qui a conservé sa polychromie d’origine. « Elle illustre parfaitement la transition du roman vers le gothique : la Vierge y arbore un regard plus doux, tourné vers son fils, tandis que l’Enfant esquisse un geste tendre en tentant de lui caresser le visage. C’est une œuvre d’une grande beauté, d’une qualité d’exécution exceptionnelle, qu’il importe absolument de préserver pour les générations futures », précise-t-elle.

Le second Trésor est un Jésueau ou Repos de Jésus, berceau miniature en or réalisé par un artisan liégeois, qui était vénéré au sein même de l’abbaye. « Cette petite pièce a été donnée à la Société archéologique de Namur lors de la fermeture définitive de l’abbaye, à la suite du décès accidentel de la dernière cistercienne en 1856. »

La légende des veuves
Les archives de l’abbaye Notre-Dame du Vivier de Marche-les-Dames rapportent que saint Bernard serait venu sur place pour y prêcher le départ en croisade. Malheureusement, la plupart des hommes qui partirent alors ne revinrent jamais. Cet épisode est à l’origine de la légende de la fondation de l’abbaye : on raconte, en effet, que 39 — ou 139, selon les sources — femmes, qu’elles soient veuves ou même jeunes filles ayant perdu leur père, se seraient rassemblées en ce lieu afin de pouvoir vivre en communauté.
Les chartes d’origine indiquent que la communauté de femmes voit le jour en 1236. Elle vivote durant une trentaine d’années avant d’être intégrée définitivement en 1263 à l’ordre cistercien. L’objectif de cet ordre était de combiner vie spirituelle intense et travail manuel, dans une discipline stricte mais simple, en opposition à ce qui était perçu comme l’opulence et la complexité des abbayes bénédictines de l’époque.

Une légende de plus
Un autre élément de la légende liée à l’implantation de l’abbaye Notre-Dame du Vivier est la découverte d’une petite statuette au fond du vivier — l’étang à poissons — précisément au moment de la fondation de l’église. « Les plus grands spécialistes l’ont datée du milieu du XIIIᵉ siècle, soit exactement l’époque de la fondation de l’abbaye. Elle n’a sans doute pas été trouvée miraculeusement, mais plutôt commandée afin d’être vénérée », poursuit-elle. Cette statuette peut être admirée dans l’exposition.
Parmi les autres pièces remarquables présentées figurent des bourses à reliques, dont la plus ancienne remonte au XIᵉ siècle. « Ces bourses à reliques constituent des éléments essentiels à la fondation d’une abbaye. En effet, une abbaye ne peut être reconnue comme telle que si elle possède des reliques à vénérer, et elle doit en avoir un ensemble suffisamment important pour affirmer son statut. C’est absolument fondamental », explique Aurore Carlier.
Des archives très riches
Les quelque 450 ans d’existence de la communauté moniale ne furent pas un long fleuve tranquille comme le relate le fil historique de l’exposition. Au XVe siècle, la réforme cistercienne fut notamment une période de fortes turbulences : la plupart des abbayes féminines du Namurois sont dissoutes et remplacées par des communautés masculines. Seules trois survivent, dont l’abbaye de Marche-les-Dames qui adopte une réforme rétablissant l’austérité, basée sur le rejet du luxe et des plaisirs.
« Jusqu’alors, les archives offrent peu d’informations sur les sœurs ou les abbesses : seuls les sceaux et chartes permettent d’esquisser leur histoire. Mais dès le XVe siècle, tout se structure. L’abbaye retrouve son prestige, accompagnée de récits de propagande valorisant l’action de la jeune abbesse Marie de Berwier, fer de lance de la réforme, et soulignant l’état de délabrement précédent du bâtiment. Soutenues par de puissantes mécènes, dont Marguerite d’York, veuve de Charles le Téméraire, les religieuses entreprennent alors des travaux d’une ampleur inédite dans toute la région namuroise », raconte Aurore Carlier, conservatrice et gestionnaire des collections de la Société archéologique de Namur.
« En 1796, lorsque la dernière abbesse de Marche-les-Dames, Marie-Joseph de Boron, dut emmener toute sa communauté en exil en Allemagne, chassée par les révolutionnaires, les moniales eurent la possibilité d’organiser leur départ. Elles bénéficièrent ainsi de l’opportunité — fait assez exceptionnel — d’emporter avec elles presque l’intégralité de leurs archives. »
Cette richesse de pièces est révélée dans une exposition complémentaire qui se tient en parallèle aux Archives de l’État.

Pas si cloîtrées que cela
Selon la tradition cistercienne, les religieuses devaient s’installer dans un lieu totalement isolé et entièrement clos, sans jamais aller au-delà de leur clôture.
Ce n’était pas le cas à l’abbaye Notre-Dame du Vivier de Marche-les-Dames, située près du village de Marche-sur-Meuse, en bord de fleuve, à proximité d’un hôpital dépendant de l’abbaye de Floreffe. L’abbaye possédait également de nombreux terrains agricoles, dont les plus éloignés se trouvaient à Verviers, à plus de 80 km. Les travaux des champs étaient confiés aux sœurs et frères convers : des laïcs ayant choisi de quitter villes et villages pour mener une vie religieuse à l’abbaye. Soumis à un vœu d’obéissance envers l’abbesse, ils formaient un groupe distinct, logeaient dans des espaces séparés et priaient dans une zone spécifique de l’église, tout en portant un habit différent de celui des moniales de chœur.
« À cette communauté interne s’ajoutait du personnel extérieur — domestiques, jardiniers, manœuvres et métayers — qui participait au fonctionnement économique du monastère. »
Cela amenait les religieuses à côtoyer régulièrement du monde et à tisser des liens. « Pour la bonne gestion de l’abbaye et parfois pour bien d’autres choses … ! », raconte Aurore Carlier avec un clin d’œil complice.
Ces interactions humaines servent de point de départ à une pièce de théâtre présentée certains week-ends jusqu’à fin mars 2026 au sein même de l’abbaye. « Quatre comédiens ont relevé le défi extraordinaire que nous leur avons lancé : retranscrire, à travers une pièce, un procès épique et réel de 1702 intenté par des moniales contre leur abbesse … pour des raisons que nous vous laissons découvrir. » Une pièce en costumes d’époque qui fera déambuler son public dans les différentes pièces où se sont passés les événements clés de cette affaire.

