Ce n’est un secret pour personne, le monde de la presse est loin de se porter comme un charme… Les quotidiens et magazines, supplantés par les sites d’informations en ligne, se vendent de moins en moins bien. L’actu doit désormais être servie tout de suite, presque en direct. Pourtant, dans cette course effrénée à l’information, un média d’un nouveau genre tire son épingle du jeu : le mook. Une revue hybride qui oscille entre journalisme et littérature. Comment expliquer les raisons d’un tel succès ?
Une revue à contre-courant
C’est précisément ce côté atypique, à contre-courant de tout ce qui se fait actuellement qui a poussé Valérie Nahon, chercheuse à la Faculté de Philosophie et Lettres de l’ULB, à s’intéresser de plus près à ce phénomène.
« Le succès de mook comme XXI ou 6 mois, en France, et la dynamique que ce modèle a engagée interpellent, cela m’a donné envie de mieux circonscrire ces nouveaux objets. En particulier, je m’intéresse à la manière dont les mooks prennent en charge l’époque, par rapport au journalisme classique ou à la littérature du présent. Il s’agit de cerner en quoi cette nouvelle écriture journalistique raconte le monde différemment, mais aussi de comprendre comment elle s’inscrit dans l’époque, à quelles demandes sociales elle répond. Nous sommes dans une époque de l’immédiateté : tout doit être rapide, y compris l’information. Les mooks sont complètement à l’opposé de cela : tout d’abord ce sont des revues papier, et ensuite ils laissent la place à une information non formatée. Ce journalisme de récit construit et propose un point de vue, on est loin de l’actualité de type « scoop » », explique-t-elle.
Zoom sur la revue XXI
Le premier mook à avoir donné le ton et à avoir rejoint les rangs de nos librairies est la revue française XXI. Son premier numéro est sorti en 2008, vierge de toute publicité, ne ressemblant ni à une revue, ni à un livre, ni à un magazine.
« Côté format, on a en réalité un A4 légèrement rogné sur sa largeur ; c’est une retouche minime mais signifiante car elle affirme une distinction, un changement de cadre. Or le genre privilégié est celui du grand reportage, ce qui distingue très nettement XXI des médias actuels. Par ailleurs, les récits sont illustrés par des dessins, et non par des photos. La relation qui s’installe entre le texte et l’image est de l’ordre de l’illustration littéraire : le dessinateur part du texte et joue pleinement le jeu de l’auteur. Cette particularité participe à ce côté « hors norme », ça représente une vraie transgression dans la forme instituée du reportage. D’une certaine manière, l’illustration rapproche le mook de la littérature, là où le grand reportage le rapproche du journalisme. »
La revue XXI n’a donc de cesse de nous balader entre le monde du roman et celui du journalisme. Une volonté assumée par ses créateurs qui voulaient un journal qui se lit comme un roman mais dont le contenu n’est autre que de l’actualité.
Un objet esthétique
Côté porte-monnaie, le mook se distingue également du journalisme pour mieux se rapprocher de la littérature : il faut débourser 15,5€ pour lire XXI. Mais comment expliquer qu’à l’heure où d’aucuns rechignent à acheter de temps en temps un journal à 1,50€, d’autres n’hésitent pas à en dépenser 15 pour une actualité « décalée » ?
« Je ne suis qu’au début de mes recherches, mais mon travail montre que l’on va vers une « artialisation » de l’information, et que cette évolution répond clairement à une demande sociale. Aujourd’hui, comme le montre très bien le récent ouvrage de Gilles Lipovetsky “L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste” , tout, absolument tout ce qui est produit est esthétisé, l’activité artistique est de plus en plus intégrée dans le pôle économique. Dans le système capitaliste contemporain, l’avantage concurrentiel passe par la production du beau, dans sa dimension formelle et émotionnelle. Les beaux objets, en ce sens, ont plus de succès que les objets qui se contentent d’une esthétique fonctionnelle. Les concepteurs de XXI ont parfaitement saisi cet « esprit du temps ».
En effet, grâce à la large place laissée à l’illustration, notamment, cette revue ne se contente pas d’être une revue, c’est un bel objet en soi.
« Toute l’intelligence des concepteurs de XXI a été de proposer un design graphique et typographique élaboré, un univers narratif en somme, mais au sein duquel l’art ne l’emporte pas sur le contenu. »
Se donner le temps du travail bien fait
XXI et 6 mois signent aussi le retour du journalisme narratif où tout est long : le journaliste et le photographe disposent de tout le temps nécessaire pour aller au bout de leur reportage. Ce qui va permettre d’accorder de l’importance aux détails, d’amener de la nuance.
« Dans XXI, il s’agit de journalisme narratif, et donc d’une écriture longue et subjective. De même, 6 mois publie des portfolios rassemblant plusieurs dizaines de photos sur un même sujet. C’était une vraie volonté de rendre de la place, et des moyens, à deux formes de journalisme qui étaient moins présents dans la presse quotidienne, où les espaces attribués à un sujet sont globalement plus petits », détaille Valérie Nahon.
Une évolution du journalisme qui s’inscrit dans une évolution plus globale de l’époque dans laquelle ont vit. Le « slow » est tendance : qu’il s’agisse du slow food, du slow fashion ou de la tendance slow tout simplement qui veut que l’on prenne le temps de souffler. Le mook, c’est le slow journalisme, finalement. « Ce qui est intéressant, c’est que ce positionnement de résistance face à l’évolution de la presse écrite traditionnelle, et même militant dans le cas de XXI, répond à une nouvelle manière, plus individuelle et pragmatique, d’investir le politique, de tenter de changer le monde. »
Journalisme vs littérature
Enfin, le mook s’inscrit dans une époque qui signe le retour au réel.
« Dans la littérature française contemporaine, le retour au réel est bien présent, et cela n’est sans doute pas sans lien avec le succès de XXI. Des auteurs comme Emmanuel Carrère et Jean Rolin, par exemple, qui ont d’ailleurs publié dans XXI, ont écrit des ouvrages qui tentent de saisir et de décrire le réel. Dans ce type de textes, la littérature se rapproche du journalisme, par son lien avec l’actualité mais aussi parce qu’elle est le résultat d’une longue enquête. XXI fait le chemin inverse : un journalisme qui marche dans les pas de la littérature en mobilisant les procédés de la fiction. Ce qui est passionnant avec le mook, et constitue un vrai défi, c’est précisément qu’il s’agit de penser un objet qui excède les compartimentages disciplinaires traditionnels, puisqu’il relève tout autant du journalisme que de la littérature ou de l’art. », conclut Valérie Nahon.
Et en Belgique ?
Si XXI reste l’emblème des mooks, la Belgique n’est pas en reste, le mook 24h01 en est à son 3ème numéro et un nouveau mook baptisé « Médor » devrait bientôt faire son apparition chez nos libraires.