Musique gnawa © Myriam de Vriendt

Les musiciens gnawa à Bruxelles se réinventent

25 janvier 2016
par Violaine Jadoul
Temps de lecture : 6 minutes

C’est à un pan de la culture marocaine inédit qu’Hélène Sechehaye et Stéphanie Weisser se sont intéressées. Chercheuses en musicologie, elles se sont penchées, pour « Brussels Studies », sur les musiciens gnawa présents à Bruxelles.

Les Gnawa sont une minorité du Maroc issue d’anciens esclaves noirs d’Afrique de l’Ouest. Ces derniers se sont installés au Maroc au 16e et 17e siècle. La culture gnawa, elle, s’est développée au 19e siècle.

« Bien que les Gnawa soient de confession musulmane, leurs pratiques rituelles, mêlant animisme, adoration des saints et musique, ne correspondent pas à celles prônées par l’orthodoxie islamique », indiquent les auteurs.

« Pour certains musulmans, la culture gnawa est une hérésie, car dans l’islam il n’y a qu’un Dieu. Or, dans la culture gnawa, il y a aussi les esprits », raconte Hélène Sechehaye. Titulaire d’un Master en musicologie, elle travaille pour Muziek Publique et souhaite entamer une thèse de doctorat à l’ULB. Stépahnie Weisser est maître de conférence en ethnomusicologie, à l’Université Libre de Bruxelles (ULB).

Alors, bien que les Gnawa se produisent à la fois dans un cadre religieux (des cérémonies durant lesquelles est joué un répertoire sacré) et profane, certains musulmans ne jouent ou n’écoutent que le répertoire profane », poursuit Hélène Sechehaye.

Arrivée à Bruxelles dès 1970

A Bruxelles, les Gnawa sont arrivés via l’immigration.

« Le premier Gnawa serait arrivé en 1970. Mais ce n’est qu’en 1998 que le premier maître (mâallem), Rida Stitou, est arrivé en Belgique. Au début des années 2000, un groupe se forme alors. Celui-ci joue des morceaux rituels et profanes. Aujourd’hui, il s’est organisé en ASBL (Arts et folklore gnawa) », explique Hélène Sechehaye.

Depuis 2009, un deuxième groupe existe dans la capitale.

« Il s’est constitué avec des musiciens arrivés plus tard que les premiers autour d’un second mâalem. Les deux groupes restent bien distincts », poursuit-elle.

Aujourd’hui, Bruxelles compte trois mâalems reconnus comme tels. La présence de deux groupes au sein d’une même ville est propre à Bruxelles. Dans les autres villes où se trouvent les Gnawa (en dehors du Maroc), il n’y a jamais plus d’un groupe.

Cela peut s’expliquer par le fait que Bruxelles compte : entre 30 et 50 musiciens entourés de toute une communauté beaucoup plus nombreuse », déclare Hélène Sechehaye.

Cela en fait une des diasporas les plus importantes bien qu’il y ait des Gnawa à Paris, Londres, Barcelone ou Montréal.

Des libertés par rapport à la tradition

Mais d’autres éléments font que la situation bruxelloise est unique. Les chercheuses ont ainsi observé que les musiciens dans notre capitale s’autorisent des libertés par rapport à la tradition.

« Ils ajoutent certains ornements aux morceaux, en raccourcissent d’autres… Le mode de transmission a aussi changé. Si celle-ci se faisait lors de cérémonies, actuellement, le maître donne des cours », explique Hélène Sechehaye.

Ecoutez un extrait de la musique traditionnelle gnawa

« Les musiciens ont aussi intégré les trompettes à leur musique », complète Stéphanie Weisser, maître de conférence à l’ULB et directrice du Centre culturel de Ganshoren.

Enfin, Bruxelles s’illustre par l’intégration d’une femme parmi les musiciens alors que dans la tradition, aucune femme ne joue d’un instrument.

Mais à quoi ressemble un groupe de musique gnawa ? La formule standard est la suivante : le maâlem qui chante en solo et joue du guembri (un luth). Autour de lui, six personnes jouent des castagnettes métalliques (qraqeb) et chantent en cœur. Il peut aussi y avoir des tambours (tbel) qui vont souvent par deux. Ils sont principalement joués lors des parades et danses qui précèdent la lila.
Découvrez ici un autre extrait de musique gnawa jouée par un des groupes bruxellois

Une cérémonie thérapeutique

La lila est une cérémonie qui dure toute une nuit (lila signifie nuit) et qui a une visée thérapeutique. Elle est organisée pour une personne atteinte d’une maladie dont on ne connaît pas la cause», explique Hélène Sechehaye.

Les chants honorent Dieu, les saints et les entités du monde invisible », expliquent les auteurs.

“L’objectif est de se concilier les bonnes grâces des esprits par rapport à son problème», précise Stéphanie Weisser.

“Mais ces cérémonies peuvent aussi juste être l’occasion de se réunir. Certains disent que s’ils ne font pas de lilas régulièrement, ils ne se sentent pas bien », raconte Hélène.

“C’est préventif”, sourit Stéphanie.

A côté des chants, il y a la musique et des transes.

Transmission orale

La transmission de la culture se fait uniquement par voie orale. Il n’existe pas de partitions. Et pourtant, le répertoire est codifié : les morceaux se jouent dans un ordre bien précis. Le répertoire est assez vaste aussi.

Pour le jouer dans son ensemble, il faut compter sept nuits entières. Pour devenir mâalem, il faut pouvoir prouver qu’on connaît l’ensemble du répertoire.

«Mais d’autres musiciens le connaissent aussi dans son intégralité », relève Hélène Sechehaye.

Toutefois, même si les musiciens ont la maîtrise pour être professionnels », selon les termes de Hélène Sechehaye, “aucun ne peut vivre uniquement de sa musique. Ils ont tous un travail à côté ».

Peu à peu, des personnes d’origine marocaine, mais qui n’ont pas de lien avec la culture gnawa intégrées aux groupes. Cela fait partie d’une volonté de faire connaître la culture gnawa pour assurer sa pérennité. Dans le même esprit, les concerts gnawa sont ouverts à tous.

« Il n’y a pas de volonté de garder cette musique secrète. Les gnawa sont très conscients de la nécessité de l’expliquer », souligne Stéphanie Weisser.

Musicologie de proximité

La culture gnawa dans un contexte diasporique n’avait pas encore étudié.

« On imagine souvent qu’en musicologie, on part à l’autre bout du monde pour étudier une musique menacée de disparaître. C’est ce qu’on appelle la musicologie d’urgence. Or, il y a des choses tout près aussi. Il est important et nécessaire d’étudier ces musiques. Cette musicologie de proximité est légitime d’un point de vue scientifique. Et pour les populations concernées, c’est valorisant d’être considérées comme dignes d’étude. C’est aussi un signal politique qu’on envoie à une communauté minoritaire », avance Stéphanie Weisser.

Du 21 au 28 mai 2016 aura lieu un festival de musique gnawa à Jette, Ganshoren et Laeken. Une lila sera notamment organisée à la Maison de la création de Laeken.

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