Les scientifiques n’éprouvent en général pas de difficulté à opérer une distinction entre ce qui concerne la science et ce qui s’en éloigne, notamment la pseudoscience ou la «mauvaise» science. Mais quand on leur demande comment ils opèrent cette distinction, la majorité d’entre eux peine à se prononcer. Et les raisons invoquées sont rarement unanimes. Il semblerait que cette faculté, qui consiste à identifier sans équivoque les affirmations qui méritent le qualificatif de « scientifiques », soit l’expression de quelque savoir tacite. Sans doute acquis au fil de la pratique et de la formation.
Aujourd’hui, la grande majorité des profanes, soit dans ce contexte les « non- scientifiques », ne possèdent pas un tel savoir. Ou du moins ne le possèdent pas de manière aussi intime et opérationnelle. Cela leur fait éprouver de grandes difficultés à dissocier, au sein d’un flux constant d’informations, celles qui s’avèrent « authentiquement » scientifiques de celles qui sont non- ou pseudo-scientifiques.
De telles difficultés se retrouvent d’ailleurs bien souvent exacerbées par divers raccourcis, dissimulations ou attitudes déviantes. Cela va de la médiatisation abusive de faits scientifiques mal digérés à la fraude, en passant par la pseudoscience, qui excelle bien souvent dans le travestissement.
Que la population soit scientifiquement éduquée revêt une importance cruciale. Etre scientifiquement peu informé – ou pire, désinformé – augmente le risque de dérives dont on commence aujourd’hui à bien documenter l’envergure.
Former le public aux sciences
Dans ce contexte, s’il est, bien sûr, légitime de se demander comment idéalement contribuer à une alphabétisation scientifique efficace du grand public, il est au préalable nécessaire d’être au clair quant à la question de ce à quoi renvoie exactement le fait d’être « scientifiquement bien informé ».
La position traditionnelle consiste à considérer qu’une personne profane est informée à la condition qu’elle ait acquis un ensemble de connaissances spécifiques (sur un sujet donné, comme le climat) qui constitue une sous-classe des connaissances des experts scientifiques (par exemple, les climatologues).
Une telle approche s’assortit naturellement d’une conception « top-down » de l’alphabétisation aux sciences. C’est-à-dire que les experts scientifiques eux-mêmes se doivent de combler un manque de connaissances, en enseignant celles-ci directement, éventuellement de façon vulgarisée ou idéalisée. Dit autrement, l’ambition est de progressivement transformer les profanes en « insiders marginaux ».
Cependant, une telle approche a déjà clairement révélé ses limites et son inefficacité.
Reconnaître un vrai savoir scientifique
Une famille de stratégies alternatives s’est récemment développée en réaction. Elle tend à considérer qu’une personne devient scientifiquement bien informée dès qu’elle devient, non pas un « insider marginal », mais bien un « outsider compétent ».
En d’autres termes, une personne devient scientifiquement informée dès qu’elle se dote des outils adéquats pour distinguer efficacement la science de la non/mauvaise/pseudo-science.
À cet égard, l’alphabétisation à la science passe, non pas exclusivement par l’apprentissage , mais plutôt par l’acquisition de ce savoir « tacite» que possèdent les scientifiques, et qui leur permet de reconnaître la science quand ils la voient.
Bien sûr, pour qu’un savoir tacite puisse être enseigné ou transmis, il doit d’abord être explicité et correctement articulé. L’hypothèse proposée récemment par un ensemble de chercheurs issus d’horizons disciplinaires divers à cet égard est la suivante : un tel savoir est d’ordre proprement épistémologique.
Il se fonde sur la bonne compréhension de tout ce qui peut faire qu’une affirmation donnée est justifiée et donc fiable.Mais aussi sur la bonne compréhension de ce que sont les sciences et de comment elles fonctionnent, loin des caricatures et des simplifications abusives.
Ainsi, il est avancé que l’éducation aux sciences ne passe pas seulement par la transmission d’un savoir – dont on sait qu’il « sort parfois aussi vite qu’il est entré » –, mais d’abord et surtout par la transmission des moyens de reconnaître un savoir scientifique quand on le voit.
En substance donc, l’éducation aux sciences présuppose l’enseignement de la philosophie des sciences voire de l’épistémologie.
Vulgariser ne suffit plus
On notera qu’une telle hypothèse, bien qu’originale sous certains aspects, se retrouve récemment confortée par une importante convergence d’appels relayés par divers médias, qu’ils soient d’épistémologie, de sciences de l’éducation, de sciences naturelles, ou encore de vulgarisation.
Dans son récent ouvrage « Du labo à l’école. Science et apprentissage », Elena Pasquinelli ajoutait dans les termes suivants : « [P]our pouvoir utiliser la science à bon escient, prendre des décisions informées fondées sur les faits […], il est nécessaire de comprendre comment les connaissances scientifiques sont produites, quelles sont leur nature et leur valeur. Une éducation aux sciences qui se limiterait à transmettre des connaissances – le savoir produit par la science – risquerait d’ailleurs de créer un terrain favorable aux mythes et méconceptions sur la science ».
Un message étonnamment cohérent et unitaire ressort de ces appels émanant de personnalités issues d’horizons aussi divers que les sciences naturelles, politiques, philosophiques, cognitives et pédagogiques.
Pour que le public s’intéresse, comprenne et adhère aux acquis scientifiques, il ne suffit plus de les vulgariser. L’intérêt, la compréhension et l’adhésion ne peuvent en effet advenir que lorsque le public est amené à percevoir les raisons mêmes qui contribuent à faire qu’un acquis scientifique donné mérite que l’on s’y intéresse, qu’on le comprenne et que l’on y adhère.
Exprimé autrement, il incombe à toutes les parties prenantes de prioritairement rendre le public apte à s’intéresser, à comprendre et à adhérer aux contenus de la science. Et, par effet concomitant, à se désintéresser et à mépriser les contenus des pseudosciences ou de la mauvaise science.
En guise d’illustration, on peut faire remarquer qu’il n’est pas intrinsèquement plus intéressant que l’évolution biologique se soit opérée sur des centaines de millions d’années plutôt que sur quelques milliers, ou que les adjuvants d’un vaccin causent ou ne causent pas de dérèglements neurologiques. Ce qui rend certaines de ces affirmations susceptibles d’intérêt – ou, par effet de levier, de mépris – consiste en la constellation de manières ingénieuses et imaginatives que les scientifiques déploient pour les justifier et, in fine, les valider (au moins temporairement).
Une telle observation ne fait en réalité qu’exploiter le fait que, pour qu’un acquis scientifique puisse être intéressant – par exemple, parce qu’il conduit à certaines applications utiles ou qu’il lève le voile sur ce qui était jusqu’alors de l’ordre du mystère –, il faut que cet acquis soit (au moins partiellement) vraisemblable. Et il s’avère être un fait épistémologique assez banal que la vérité ne peut être approchée (au moins de manière systématique, donc coïncidences mises à part) que par l’entremise de techniques de justification fiables et éprouvées.
Ainsi, dans l’esprit de la sagesse antique véhiculée par l’adage « si tu donnes un poisson à un homme, il mangera une fois ; si tu lui apprends à pêcher, il mangera toute sa vie », apprendre au grand public à maîtriser les bonnes techniques de justification – et apprendre parallèlement aux scientifiques à les mettre en avant ou à les expliciter dans leurs communications –, ne peut ainsi que conduire à rendre ce public plus enclin à s’intéresser aux sciences, le rendant capable de traquer par lui-même, dans le contexte contemporain d’une surabondance souvent décourageante d’informations contradictoires, celles qui, étant plus vraisemblables, se révèlent en réalité dignes de son intérêt.
Note (1) Les auteurs de ce texte sont Olivier Sartenaer, lauréat de l’édition 2019 de la bourse Wernaers de communication et vulgarisation scientifique (FNRS) et Chargé de cours à l’Université catholique de Louvain ainsi que Karim Zouaoui Boudjeltia directeur du Laboratoire de Médecine expérimentale de l’Université libre de Bruxelles / C.H.U. de Charleroi.