La pandémie nous renvoie aux conséquences de nos actes

2 novembre 2020
par Raphaël Duboisdenghien
Durée de lecture : 4 min

Six responsables de l’animation du Laboratoire d’anthropologie prospective (Laap) nourrissent le débat sur la pandémie. Ces professeurs à l’UCLouvain s’appuient sur leurs recherches, leur sensibilité et leur mode d’écriture pour publier «Masquer le monde» aux éditions Academia-L’Harmattan à Louvain-la-Neuve.

"Masquer le monde", par Julie Hermesse, Frédéric Laugrand, Pierre-Joseph Laurent, Jacinthe Mazzocchetti, Olivier Servais, Anne-Marie Vuillemenot. Editions Academia-L’Harmattan. VP 15 euros, VN 9,90 euros
“Masquer le monde”, par Julie Hermesse, Frédéric Laugrand, Pierre-Joseph Laurent, Jacinthe Mazzocchetti, Olivier Servais, Anne-Marie Vuillemenot. Editions Academia-L’Harmattan. VP 15 euros, VN 9,90 euros

La biodiversité nous protège

Avant de se pencher sur la polémique autour du port du masque et des carences de l’État, Pierre-Joseph Laurent établit la chronologie de l’événement dans le monde. En Belgique, c’est le 16 mars 2020 que le confinement commence. Chauves-souris, pangolins et civettes sont montrés du doigt.

«Une affirmation qui témoigne surtout de notre incapacité à collaborer avec eux», juge Frédéric Laugrand qui revient des Philippines après deux mois de recherche sur le rôle et la perception des chauves-souris par les populations. «Les peuples qui vivent au contact de ces bêtes nous font voir bien autre chose. Au-delà de nos perspectives encore très naturalistes.»

Selon le directeur du Laap, «nous ne survivrons pas sans développer notre capacité à composer, à se réconcilier et peut-être même à s’allier à d’autres existants, pour prendre le terme de l’anthropologue Philippe Descola. Y compris les plus dangereux, comme les virus et les bactéries. L’épidémiologiste François Moutou rappelle aussi que l’humain est un acteur actif des grands cycles épidémiologiques qui le concernent. Et Moutou de souligner que plus la biodiversité est importante, moins les virus animaux sont susceptibles d’atteindre immédiatement l’humain. Et inversement.»

Vers une société plus résiliente

Pour la spécialiste des catastrophes naturelles, Julie Hermesse, «les effets traumatisants pressentis du confinement, les taux de décès suite au virus, les dommages économiques ou encore les conséquences politiques liées à la Covid-19 attestent le glissement heuristique. L’événement est devenu une catastrophe.»

La pandémie est une aubaine démonstrative pour les équipes pluridisciplinaires de collapsologues qui s’intéressent à l’effondrement de la civilisation industrielle. L’heure serait venue d’accélérer la démondialisation au profit d’une relocalisation radicale des activités sociales et économiques.

La chargée de recherche au Fonds de la recherche scientifique FRS-FNRS espère que «les heurts n’engendrent ni un retour à la normale ni n’étouffent la créativité nécessaire pour opérer la transition vers une société plus résiliente».

On avance en ordre dispersé

«Un constat s’impose en Belgique et plus largement en Europe», souligne Anne-Marie Vuillemenot. «Chacun avance en ordre dispersé. Répondant point par point au désordre de l’organisation initiale des confinements. Confinement et déconfinement riment avec médicalement. Mais aussi avec ahurissement, dérèglement, égarement, débordement, agacement, boniment…»

Que pouvait-on attendre de l’autorité publique? «À l’extrême qu’elle fasse au moins semblant de savoir. Qu’elle se débrouille pour recouvrir le hasard d’une volonté feinte, d’un semblant de certitude. Et qu’elle circonscrive ce faisant notre stupéfaction à l’idée de ne pas savoir de quoi demain sera fait.»

La codirectrice du Laap a la quasi-certitude qu’un long cheminement de reconstruction individuelle, sociale et mondiale nous attend. Dans les mois et les années à venir.

Vivre sans deuil

Olivier Servais dénonce la remise en question de tous les rites de l’humain et du lien social. «Il a fallu attendre un mois et demi après le début du confinement pour qu’un des porte-paroles évoque la question du deuil.»

«Dans une société d’hyperindividualisme, où le politique a une faible légitimité sociale et où le lien social lui-même s’atrophie, ce type de moment funéraire est tout à fait fondamental», affirme le professeur à l’UCLouvain et à l’Université Saint-Louis-Bruxelles.

Et de poursuivre, «son amoindrissement en contexte capitaliste consumériste engendre une fragilisation collective. Par empathie, mais aussi pour exorciser peur et colère, célébrer le départ des autres est essentiel. C’est d’autant plus important pour des groupes sociaux qui se sentent en déficit de participation sociétale.»

Pour éveiller les mémoires, Jacinthe Mazzocchetti parle de ses recherches auprès des demandeurs de protection internationale, des personnes refoulées, sans-papiers. L’ethnographe croise son étude avec le décès de sa grand-mère pendant la pandémie.

«Cette mort, en ce contexte, fait de ma grand-mère une de ces vies qui, en temps de Corona, ne sont pas prioritaires, ne comptent pas. Une de ces morts, parmi d’autres, virgule dans des statistiques informes et improbables, sans rassemblement, sans partage, sans hommage. Elle a, comme tant d’autres, rejoint le lot des inutiles au monde, des surnuméraires, des précaires, des racisés.»

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