Des morts font vivre des vivants

3 mars 2023
par Raphaël Duboisdenghien
Durée de lecture : 4 min
"Les morts à l’œuvre", par Vinciane Despret. Editions La découverte. VP 20,50 euros, VN 14,99 euros
« Les morts à l’œuvre », par Vinciane Despret. Editions La découverte. VP 20,50 euros, VN 14,99 euros

Selon la philosophe Vinciane Despret, les morts ne nous laissent jamais tranquilles. Aux éditions La découverte, la docteure en psychologie raconte 5 histoires de personnes décédées qui mobilisent les vivants. Son livre-enquêtes «Les morts à l’œuvre» paraît dans la collection «Les empêcheurs de penser en rond». Nom donné par la philosophe Isabelle Stengers, professeure émérite à l’Université Libre de Bruxelles (ULB).

Ces morts insistent auprès des vivants parce que leur sort a été injuste. Comme pour un noyé retrouvé dans le canal Albert. Deux victimes d’un accident de scooter. Des combattants tués en 1870 et en 1944 lors des conflits avec l’Allemagne. Les habitants enterrés sous les cendres de 25 incendies. Un homme assassiné dans une salle de spectacle parisienne.

Avec l’aide de commanditaires

Vinciane Despret s’intéresse aux œuvres demandées par de nouveaux commanditaires après un décès. Des citoyens, des collectifs qui font appel aux artistes pour servir la cause qu’ils défendent. Plastiquement, musicalement, architecturalement, théâtralement, littérairement. Et qui proposent à un médiateur culturel de les accompagner pour formaliser leurs commandes auprès des créateurs.

«Ces commandes me touchaient tout particulièrement parce que j’y voyais un exemple remarquable du fait que des morts font agir des vivants», explique la professeure à l’ULiège et à l’ULB. «Par la grâce du protocole, véritable intercesseur, des morts sont dotés de la puissance de continuer à agir dans ce monde. Non seulement en aidant les vivants à faire avec ce monde, mais également en le transformant par le vecteur d’une œuvre.»

«Ainsi ces défunts qui prolongent leur existence par la grâce de ceux qui entendent leur appel deviennent-ils nos morts en commun. Toutes les commandes procèdent à des enquêtes. Ce sont des enquêtes, mais ce sont surtout des expériences. Ces enquêtes transforment à la fois ce à partir de quoi elles enquêtaient et ceux qui vont les prendre en charge.»

Happé la nuit par une voiture

Des adolescents de Chaucenne se sont rassemblés pour commémorer leurs amis Christophe et Benoît dont le scooter a été happé, la nuit, par une voiture dans un tournant mal éclairé. Pour les jeunes qui vivent dans ce village en bordure du Jura, seul un scooter peut les conduire au cinéma.

Les amis des défunts ont voulu se battre pour eux. Ils ont coupé la route, commis de petites incivilités pour témoigner de leur colère. Très rapidement, ils ont pensé à une réponse esthétique. Ce projet les a soudés, rapprochés d’autres jeunes du village.

Pressenti par le médiateur culturel, le sculpteur Steven Gontarski, un peu plus âgé qu’eux, réalise deux obélisques identiques placés à l’endroit où les jeunes avaient l’habitude de se retrouver. Un des amis est devenu aide-soignant au service des soins intensifs en cardiologie. Des amies ont suivi des études d’infirmière.

«À l’issue de notre rencontre, et après avoir entendu la description de l’œuvre puis l’avoir vue, j’ai le sentiment que ce qu’a également réussi ce projet, c’est d’avoir déjoué la mort comme fin de tout», souligne Vinciane Despret. «Avec le sentiment que Christophe et Benoît leur ont fait faire des choses dont ils sont fiers à présent.»

Le 13 novembre 2015 à Paris

Louise et Julien s’appuient sur «Les Nouveaux Commanditaires» de la Fondation de France pour concrétiser leur projet. Laisser une trace du vécu de leur fils et beau-fils Stéphane, décédé à Paris, lors des attentats du Bataclan. Se souvenir d’un enfant qui savait répéter une comptine de Mozart à deux ans.

Le médiateur culturel apporte des disques. Évoque des œuvres. Les commanditaires retiennent le compositeur franco-libanais Bechara El-Khoury. Cet enfant prodige, poète à ses débuts, met sa capacité créatrice au service des victimes de violence.

Vinciane Despret a beaucoup appris en rencontrant Louise. «Par exemple, sur la question de la place des morts, elle m’a dit – ce que j’avais déjà entendu maintes fois – que Stéphane n’est pas au cimetière, même si son corps s’y trouve – une place qu’en fait on leur assigne pour leur permettre d’être ailleurs.»

Louise a trouvé l’endroit où est Stéphane. Un domaine viticole toscan. Son fils lui avait envoyé des photos accompagnées d’un mot. «Maman, vraiment, il faut que tu viennes, ça te plairait, je suis sûr, tu serais enchantée. C’est beau, c’est beau, c’est beau.» Louise s’y est rendue à plusieurs reprises. C’est un peu comme s’ils y étaient allés ensemble.

«On peut continuer à fabriquer des souvenirs avec un disparu», conclut la philosophe. «Je n’en avais jamais entendu une version aussi concrète, aussi matérielle, d’une intelligence de la vie aussi rare. De celle qui garde les morts vivants.»

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