Dans l’optique d’une digitalisation et d’une personnalisation de la médecine, le patient se trouve de plus en plus souvent monitoré en ambulatoire. Certains de ses paramètres physiologiques sont mesurés plusieurs fois par jour et les résultats sont envoyés à l’équipe médicale qui le suit. Cette surveillance à distance et le partage de ces données ont été abordés par un panel d’experts venus débattre lors de la soirée thématique « Le numérique dans les soins de santé : le remède à tout ? », organisée par le HEC Digital Lab (ULiège).
Comunicare, bien s’informer pour mieux se traiter
Alfred Attipoe, directeur de Biowin, est aussi le fondateur de Comunicare, une plateforme agrégeant l’information à destination du patient et collectant ses données physiologiques et de ressenti pour les mettre à disposition de l’équipe soignante. « L’idée de créer cette application est née d’un manquement identifié il y a quelques années : une fois rentrés à la maison après une hospitalisation, certains patients étaient démunis, en manque d’information quant à leur maladie. Particulièrement concernant les maladies stressantes comme le cancer. » Et allaient glaner des informations souvent non pertinentes et anxiogènes sur le web.
« Nous avons donc créé un outil capable de donner la meilleure information au patient. C’est le médecin qui le soigne qui lui donne cet outil sur lequel il va se reposer pour savoir de quoi il souffre, quel est le traitement qu’il suit, quels sont les effets secondaires possibles de ce traitement, quels sont les signes et symptômes auxquels il doit faire attention. »
« Le but de cette communication, c’est d’améliorer la littératie du patient. Car un patient qui connaît mieux sa maladie va mieux se traiter. En effet, il va pouvoir mieux se surveiller et exprimer au personnel de soins les bons signes et symptômes. De la sorte, ces derniers seront mieux pris en compte dans le traitement. »
L’app, d’ores et déjà utilisée dans plusieurs hôpitaux belges, s’adresse au suivi des pathologies chroniques comme le cancer, l’insuffisance cardiaque, le myélome multiple, la BPCO et le diabète.
Monitoring à distance et médecine personnalisée
« Il y a encore une dizaine d’années, nous étions limités en médecine par les modèles épidémiologiques populationnels qui nous donnaient des renseignements par rapport à l’état des patients. Ils se basaient sur des statistiques démographiques, mais aussi sur des tests d’inférence pour comprendre si des propriétés populationnelles étaient dégagées par rapport à un trait, un symptôme, une maladie, un risque, une complication, etc. », explique Giovanni Briganti, chef du service de Médecine Computationnelle et Neuropsychiatrie (CHU Liège).
La survenue d’outils technologiques, tels que Comunicare et d’autres applications médicales de suivi à distance des patients, permettent de collecter des données temporelles à l’échelle du patient. « Le même symptôme est mesuré cinq fois sur une journée. En collectant tous les symptômes d’un patient et en les cumulant avec des traitements différents, on peut construire un modèle personnalisé du patient. »
« Certains algorithmes sont capables d’identifier parmi les enregistrements celui qui est critique, et qui donnera lieu dans le futur à la survenue d’un événement de complication. Cela permet d’anticiper le soin. Pour ce faire, le patient est contacté et il est accompagné et soigné en priorité. »
Détecter les symptômes précurseurs
« C’est véritablement ça, la plus-value de l’intelligence artificielle dans l’accompagnement des patients via la surveillance à distance. Et c’est cela qui a permis aujourd’hui, dans des tas de domaines différents, de véritablement révolutionner la médecine », explique celui qui est aussi titulaire de la Chaire « IA et médecine digitale » à l’Université de Mons.
Un exemple ? « Les personnes âgées isolées présentant des troubles cardiaques voyaient leur avenir pavé de possibilité de complications sans que personne ne puisse détecter à temps des anomalies de leur rythme cardiaque. On les retrouvait à terre, lors d’une visite. Aujourd’hui, avec des dispositifs connectés, on peut identifier ces anomalies à distance et intervenir. » De quoi rompre un certain pan de la solitude de la personne âgée.
Un deuxième exemple, le diabète de type 1. « La collecte régulière des taux de glycémie du patient diabétique permet de déterminer quand et en quelle quantité , l’insuline doit être injectée. Et donc, de le libérer de la crainte de faire une crise lors d’une sortie entre amis, par exemple. La longévité est donc améliorée grâce à cet usage de l’intelligence artificielle. »
Les dispositifs d’IA permettent aussi de détecter les crises d’épilepsie avant qu’elles ne surviennent. De quoi améliorer la prise en charge du patient, notamment chez les enfants.
Des populations fragilisées
Mais ces avancées sont-elles à portée de toutes et tous ? Delphine Gilman, neuropsychologue et responsable Relations institutionnelles et Stratégie CHU de Liège apporte des éléments de réponse. « Des caractéristiques sociales font qu’il peut y avoir une fracture numérique, mais aussi une précarité digitale par rapport à l’outil numérique. Indépendamment de ce que l’on peut mettre en place pour certaines personnes, cela ne suffira pas forcément à les rendre compétentes dans son utilisation. »
Un autre point concerne l’interprétation des données. « Il y a des patients chez qui le fait d’avoir un suivi très régulier de leurs paramètres va susciter une forme d’assurance accrue face à la maladie et au traitement. Ce qui les incitera à être très vigilants quant au suivi de leur traitement. Chez d’autres, cela va créer une illusion de contrôle qui va les conduire à se distancier des pratiques saines en se disant que de toute façon, ils sont contrôlés. C’est un effet retors de la dématérialisation. »
« D’autres vont tomber dans une spirale de dépendance. Ils seront « accros » à l’application comme si leur identité personnelle était transposée dans une sorte d’identité numérique. » Un phénomène addictif anxiogène.
« Rendre le patient acteur de sa santé via des canaux digitaux implique la prise en considération de certaines caractéristiques psychologiques et sociales. La qualité relationnelle patients-médecins en amont de la mise en place d’un tel outil est déterminante. Et ça, c’est la preuve qu’on aura toujours besoin à l’hôpital d’humains pour réaliser cette médiation», conclut Delphine Gilman.