Illustration des débris spatiaux © ESA

L’espace extra-atmosphérique doit demeurer un patrimoine commun de l’humanité

4 octobre 2024
Carte blanche, par le groupe de travail dédié à l’éthique dans le domaine spatial de l’Académie royale de Belgique*
Temps de lecture : 6 minutes

L’espace, celui qui commence au-delà de l’atmosphère terrestre, porte une charge symbolique et culturelle, scientifique et artistique affirmée. Et ce, depuis l’émergence de l’humanité. La fascination qu’il a toujours exercée sur les humains a pris un tour particulier avec le début des activités astronautiques, il y a près de septante ans. L’espace extra-atmosphérique est devenu un large domaine d’activités scientifiques, techniques et économiques qui vont de l’exploration jusqu’à son utilisation à des fins civiles et militaires.

Les principes du Traité dit « de l’Espace » (Traité sur les principes régissant les activités des états en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes), signé en 1967 et ratifié par environ 120 pays aujourd’hui, ont consolidé un véritable Droit de l’espace qui constitue le fondement juridique de l’emploi commun de l’espace extra-atmosphérique.

Nouvel âge du New Space

Aujourd’hui, nous sommes dans un nouvel âge spatial, souvent désigné par New Space. Le New Space désigne un mouvement dans l’industrie spatiale caractérisé par l’émergence de nouvelles entreprises, technologies et modèles commerciaux, souvent axés sur la réduction des coûts, l’innovation rapide et l’accessibilité accrue à l’espace pour les acteurs du secteur privé. Cette mobilisation convie à entrer dans une nouvelle ère, celle de l’exploitation plus systématique des ressources spatiales, qu’il s’agisse de l’usage des orbites pour les satellites autour de la Terre, de l’occupation des planètes ou de l’exploitation de richesses minières.

On observe l’essor de nouvelles capacités pour les satellites, ainsi que le développement de vastes constellations de petits satellites, principalement utilisés dans les domaines des communications et de l’observation de la Terre. Le développement de ces capacités nouvelles est également soutenu tant par des considérations économiques que géostratégiques et militaires. Ces avancées reposent sur des percées technologiques majeures et sont financées par d’importants investissements publics et privés.

Alors que, historiquement, l’espace était dominé par un nombre restreint de grandes nations et d’entreprises industrielles, l’émergence de nouveaux acteurs, comme Space X, Blue Origin, ainsi qu’une myriade de start-ups comme Aerospacelab en Belgique, bouleverse cette dynamique. Ces entreprises ne se contentent pas de fabriquer ou de lancer des satellites, elles se positionnent également comme opérateurs de télécommunications et créateurs de contenus.

L’impact le plus visible de ces nouveaux réseaux spatiaux réside dans la possibilité de fournir une connexion Internet à haut débit, avec une faible latence, partout sur Terre. En combinant ces capacités avec l’observation en temps réel de la planète, ces systèmes permettent d’intervenir efficacement, même dans des zones dépourvues d’infrastructures classiques. Ceci en fait des objectifs qui peuvent, sous réserve d’une régulation adéquate (juridique et éthique), servir le bien commun.

Course aux orbites, multiplication des satellites, augmentation des débris

On assiste à l’heure actuelle à une véritable course à l’occupation des orbites et un accroissement exponentiel du nombre de satellites, avec des répercussions inquiétantes. L’astronomie, tant dans le spectre optique que radio, risque de subir les conséquences néfastes de ces constellations de satellites.

En outre, l’augmentation du nombre de débris spatiaux, due aux lancements et aux collisions, soulève des craintes quant à une possible réaction en chaîne. Du point de vue environnemental, la multiplication des lancements et des rentrées incontrôlées dans l’atmosphère accentue ces préoccupations.

Pour des raisons économiques, les agences spatiales commencent à confier certaines de leurs missions d’exploration aux mains d’opérateurs privés qui développent eux-mêmes leurs propres projets d’exploitation et de colonisation de l’espace. Le risque croissant d’un monopole privé menace la sécurité mondiale (l’exemple de l’intervention d’Elon Musk dans la guerre Ukraine-Russie illustre le pouvoir déjà détenu par un seul acteur privé), l’accès à l’espace comme bien commun, la recherche scientifique spatiale fondamentale (même si souvent utilisée à des fins géopolitiques), et les efforts déjà trop peu soutenus pour protéger la Terre et assurer la durabilité de son habitabilité pour la biosphère (en faisant miroiter le faux espoir d’une planète B).

Conscientiser les acteurs et les utilisateurs du secteur

En concevant et réalisant de tels projets, les entreprises du New Space ont d’ores et déjà influencé nos comportements spatiaux. Nous ne doutons pas que certaines de ces entreprises sont conscientes de cette problématique et du bien-fondé des principes du Droit de l’espace. Cependant, nous voulons responsabiliser tous les acteurs du spatial depuis ceux qui exploitent l’espace, jusqu’aux utilisateurs de leurs services.

Nous estimons qu’à un moment où l’espace extra-atmosphérique présente un intérêt croissant pour l’avenir de nos sociétés et de notre planète, doivent être rappelés, renforcés et effectivement mis en œuvre les principes d’égalité et de justice, de solidarité et de respect de la dignité humaine, les exigences de paix et de sécurité, ainsi que l’aspiration à un développement durable et à une exploration scientifique ouverte à tous.

Ceci est déjà inclus en partie dans les directives du Traité de l’espace sur la protection planétaire pour la non-contamination des objets célestes et la préservation de notre biosphère. Ces revendications sont d’autant plus fondées que le recours à l’espace est devenu un outil essentiel à la bonne gouvernance des nations. Son utilisation est tout aussi nécessaire pour assurer le bien-être de tous au quotidien grâce, par exemple, à la surveillance climatique, à la géospatialisation et à la connectivité offertes par les technologies spatiales. Ces dernières applications sont tout simplement indispensables pour assurer un développement durable sur la planète.

L’Europe a mis en place des cadres réglementaires assez stricts pour gérer le cyberespace, notamment à travers des lois et règlements. Citons le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD)1 entré en application en 2018, et la Législation sur l’Intelligence Artificielle (AI) en 2024.

Ces initiatives visent à protéger les droits des individus, garantir la sécurité des systèmes d’information, et créer des règles claires pour les entreprises opérant dans ce domaine. Transposer cette approche réglementaire au domaine spatial mettrait l’accent sur la nécessité d’une gouvernance internationale, de régulations techniques et éthiques, et de mécanismes de surveillance rigoureux.

De la même manière que l’Europe a su imposer des normes robustes dans le cyberespace, elle pourrait promouvoir et imposer des standards en matière d’utilisation des orbites, de gestion des débris spatiaux, et de responsabilité en cas d’incidents ou de collisions, par exemple.

Réguler l’exploration spatiale pour éviter le chaos

L’Europe travaille déjà sur la future « loi » spatiale européenne (EUSL), qui devrait être adoptée d’ici peu. Cette réglementation constituera une avancée législative importante visant à créer un cadre juridique complet pour les activités spatiales dans l’ensemble de l’Union européenne. Ses principaux objectifs sont de garantir la sécurité, la résilience et la durabilité des opérations spatiales, essentielles à la croissance rapide de l’économie spatiale. Cela comprend la gestion du trafic satellitaire, la protection des actifs spatiaux contre les menaces physiques et cybernétiques, et la résolution des problèmes liés aux débris spatiaux et à l’impact environnemental.

Cependant, l’approche législative a suscité des réactions mitigées. Si certains y voient une étape nécessaire pour préserver l’avenir des opérations spatiales européennes et renforcer leur autonomie voire leur souveraineté, d’autres s’inquiètent d’une éventuelle sur-réglementation, qui pourrait entraver l’innovation et augmenter les coûts pour les entreprises. Mais il faut se rappeler que l’absence de réglementation pourrait, à long terme, engendrer un tel chaos que l’innovation liée à l’exploration et à l’exploitation raisonnable de l’espace s’en trouverait de toute manière entravée.

Nous pensons donc que la réglementation représente un effort essentiel pour façonner l’avenir de la gouvernance spatiale en Europe, en équilibrant l’innovation avec le besoin de sécurité et de durabilité environnementale.

Aujourd’hui, nous appelons à une prise de conscience collective de l’importance de réguler l’exploration spatiale dans le respect des principes issus des valeurs européennes, à l’instar de ce que fait déjà l’Europe pour gérer l’usage de cet autre espace qu’est le « cybermonde ». L’espace extra-atmosphérique doit être et demeurer un patrimoine commun de l’humanité, pour le bien de tous.

 

*Cette Carte blanche est signée par le groupe de travail dédié à l’éthique dans le domaine spatial, de l’Académie royale de Belgique, réunissant les académiciennes et académiciens Jacques Arnould, Kristin Bartik, Athena Coustenis, Véronique Dehant, Albert Husniaux, Emmanuelle Javaux, Aïda Kazarian, Dominique Lambert, Mioara Mandea, Jean-Louis Migeot, Jean-Noël Missa, Alessandro Morbidelli, Jean-Pol Poncelet, Yves Poullet, Jacques Reisse, Françoise Schein, ainsi que le membre de Collégium Charles H. Pence.

 

Note : À l’occasion de son dixième anniversaire, Daily Science donne chaque mois carte blanche à un(e) ou plusieurs spécialistes sur une thématique en lien avec une des journées mondiales proclamées par l’Assemblée générale de l’ONU. Aujourd’hui, la journée inaugurale de la semaine internationale de l’Espace.

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