Le lait est composé d’une multitude de molécules pouvant tant refléter l’état de bien-être de la vache que prédire précocement l’émergence d’une pathologie. Partant de ce postulat, le projet HappyMoo, consistant à identifier et à quantifier dans cette matrice, par spectrométrie IR, des biomarqueurs de stress, de maladie ou de faim, a vu le jour. Ce projet Interreg Europe du Nord-Ouest rassemble 12 partenaires de 7 pays, dont le Centre wallon de Recherches agronomiques (CRA-W), Gembloux Agro-Bio Tech et Elevéo (Association wallonne des éleveurs), le chef de file.
Définir le bien-être et le mesurer
Les animaux d’élevage n’étant pas doués de parole, il est impossible de les interroger sur ce qui leur fait se sentir bien. A défaut, une définition générale est communément adoptée. « Un animal est dans un état de bien-être quand il ne ressent ni faim ni soif prolongées. Mais également s’il ne ressent ni inconfort, ni blessure, ni maladie, ni douleur, ni peur, ni stress. Et s’il a la possibilité d’exprimer des comportements naturels », explique Julie Leblois, coordinatrice du projet HappyMoo au sein de l’ASBL Elevéo (Association wallonne des éleveurs).
Mesurer ce bien-être n’est pas une sinécure. Si des protocoles d’évaluation existent, comme ceux du Wellfare Quality basés sur l’observation et l’analyse du comportement et de l’état physique des vaches dans la ferme, ils sont toutefois longs à réaliser, et donc coûteux. Par ailleurs, ils n’offrent qu’une vision ponctuelle du bien-être (maximum une fois par an). Et ce, non pas à l’échelle de l’individu, mais uniquement à celle du troupeau.
« Des solutions alternatives ont vu le jour, comme un collier garni de capteurs à enrouler autour du cou de chaque vache. Mais cette innovation, onéreuse, n’est pas accessible à toutes les bourses. C’est dans ce contexte que nous avons décidé de développer, au niveau wallon, une méthode, peu coûteuse et facile à mettre en place, d’estimation du bien-être des vaches laitières via l’analyse de routine de leur lait. Ce contrôle laitier a lieu chaque mois, au niveau individuel. »
Un contrôle mensuel volontaire
Avant de continuer, une précision s’impose aux non-initiés à l’élevage bovin.
Chaque jour, chaque vache laitière est traite une fois le matin et une fois le soir. Le lait collecté est rassemblé avec celui de ses congénères dans un tank à lait. De celui-ci, un échantillon est prélevé tous les 2 ou 3 jours, c’est une obligation légale. Il est analysé par le laboratoire d’Elevéo (Battice) en spectroscopie infra-rouge : les quantités de matières grasses et de protéines mesurées traduisent le montant payé à l’éleveur. De plus, l’Etat impose des critères bactériologiques, mais aussi la recherche de traces de solvants, de produits de nettoyage et autres, pour garantir la qualité du lait qui part en laiterie.
En parallèle de ce contrôle obligatoire, certains éleveurs font le choix d’affiner les informations reçues. Pour ce faire, ils ont recours à un contrôle mensuel individuel, vache par vache. C’est ce qu’on appelle le contrôle laitier. « Celui-ci s’effectue donc sur base volontaire. Souvent, des éleveurs qui ont eu des soucis avec le lait de tank ont recours au contrôle laitier pour identifier la vache qui pose souci », explique Carlo Bertozzi, directeur de l’innovation chez Elevéo (AWE).
La Wallonie compte quelque 200.000 vaches laitières. Parmi celles-ci, 35% sont analysées de manière fine tous les mois. Elles font toutes partie du projet HappyMoo.
Spectrogramme de lait
Dans leur lait, les scientifiques du CRA-W cherchent des biomarqueurs reflétant l’état de bien-être et de santé de chaque vache. Pour ce faire, ils exploitent la technique de spectrométrie infra-rouge (IR) déjà utilisée lors des contrôles du lait de tank.
« Au sein d’une molécule, deux atomes sont reliés par une liaison vibrant à une certaine fréquence. Si un rayon lumineux d’une fréquence identique est envoyé sur l’échantillon, de la lumière sera absorbée. En envoyant une multitude de rayons lumineux de différentes fréquences sur le prélèvement, chaque faisceau étant absorbé par un dipôle précis, cela permet d’identifier les dipôles présents. La quantité d’énergie absorbée est équivalente à la quantité de ce dipôle dans l’échantillon », explique Clément Grelet, chercheur au CRA-W.
« Plus précisément, à une longueur d’onde (laquelle est inversement proportionnelle à la fréquence, NDLR) égale à 2930 cm-1 correspondent les liaisons C-H : c’est l’expression de la matière grasse. A une longueur d’onde de 1550 cm-1 correspondent les liaisons N-H : ce sont les protéines. »
Détecter les pathologies avant leur expression physique
Les biomarqueurs d’intérêt pourraient prédire des traits liés au bien-être, notamment l’absence de faim, de stress, et de maladie.
En particulier, « les travaux ayant débuté dès 2013, la recherche de BHB (bêta-hydroxybutyrate) donne aujourd’hui une bonne indication précoce d’acétonémie. » Aussi appelée cétose, il s’agit d’une pathologie fréquente chez la vache laitière. Elle survient lorsque la capacité d’ingestion de l’animal est insuffisante par rapport à ses besoins. La vache maigrit alors rapidement.
« La NAGase est une protéine présente dans le lait qui augmente quand la vache a une mammite, une inflammation de la mamelle. Concernant ce composé, nos modèles informatiques commencent à être assez robustes. En effet, pour créer des statistiques poussées, on a recours à de la chimiométrie, à du machine learning », explique Clément Grelet.
«Le citrate est un indicateur de déséquilibre métabolique. La vache produisant plus de lait que ce qu’elle ingère d’énergie, elle s’épuise. En avoir connaissance précocement permet de réajuster sa ration et de la ramener dans un état de bien-être. »
Un bioindicateur prometteur du stress chronique est le cortisol. « Avant toute chose, nous avons démontré que le cortisol dans les poils était révélateur de stress chronique. Pour ce faire, une expérimentation a été menée en mettant des vaches en surpopulation pendant un certain temps. Désormais, nous voulons voir si cela se traduit dans le lait. Nous sommes en train de récolter des échantillons de poils et de lait de 1500 vaches dans toute l’Europe. Cela nous permettra de voir s’il y a un lien physiologique entre les deux. Nous pensons que c’est le cas, car les vaches stressées sur le long terme ont plus de protéines glyquées dans le lait », précise Clément Grelet.
Enfin, les chercheurs espèrent trouver un parallélisme entre boiterie ou problèmes aux pattes naissants et profil particulier du lait.
« Quand la méthode prédictive sera totalement mise au point, cette technique d’élevage de précision pourra être appliquée aux 200.000 vaches laitières wallonnes. Toutes pourront ainsi bénéficier d’un indicateur de bien-être sans que de longues enquêtes n’aient dû être menées dans les fermes », conclut Carlo Bertozzi.