Série : On the rocks ! (4/7)
Les algues qui se développent dans et sous la banquise antarctique jouent un rôle essentiel dans l’écosystème marin de l’océan Austral. En compilant les analyses de 362 carottes de glace reprises dans la littérature scientifique et récoltées entre 1989 et 2019, une équipe internationale de chercheurs, dont François Fripiat, glaciologue à l’ULB, a pu évaluer la contribution de ces algues à la production locale de carbone organique par photosynthèse : jusqu’à 33 millions de tonnes par an, ce qui représente environ 15 à 18 % de la production primaire de toute la région.
« Bien que modeste en apparence, cette production primaire (donc la transformation du CO2 en biomasse via la photosynthèse, NDLR) des algues de la banquise antarctique est significative. C’est la première fois qu’elle est quantifiée aussi précisément à partir d’observations. Elle est particulièrement importante en hiver et au début du printemps, lorsque la production primaire ailleurs dans l’océan Austral (essentiellement du phytoplancton de pleine eau, NDLR) est très faible. La contribution de la banquise et des algues qui s’y développent est essentielle au cycle annuel de l’écosystème marin austral. La zone couverte saisonnièrement par la banquise est une zone très productive et abrite des espèces emblématiques telles que les manchots, phoques et baleines », explique le professeur Fripiat, directeur du laboratoire de glaciologie de l’ULB.
La prairie de l’Antarctique
La banquise se forme lorsque l’eau de mer gèle à la surface de l’océan. En se solidifiant, la glace expulse les sels contenus dans l’eau, qui se retrouvent concentrés dans des réseaux de saumure. C’est dans cet environnement liquide extrêmement salé que se développent les algues. Bénéficiant à la fois de leur proximité à la lumière, capable de traverser la glace, et d’un accès direct à l’océan riche en nutriments, elles peuvent réaliser la photosynthèse.
« Cet environnement extrême en termes de température et de salinité se révèle favorable pour leur développement. Dans les réseaux de saumure, les algues sont en sus protégées de la plupart des prédateurs. C’est ainsi que l’on en retrouve d’énormes concentrations dans et sous la banquise, lesquelles sont parmi les plus élevées des environnements aquatiques par unité de volume», explique Pr François Fripiat.
Au printemps, la prolifération est telle que si on pouvait retourner la banquise, on la découvrirait entièrement verte.

Le krill, une espèce clé de l’océan Austral
Cette production d’algues dans et sous la banquise a lieu essentiellement entre l’automne et le printemps, c’est-à-dire à un moment où la productivité dans l’océan (essentiellement du phytoplancton de pleine eau) est très faible. Très riches en graisses, ces végétaux constituent une nourriture adéquate et providentielle dans cet environnement extrême, notamment pour le krill, qui trouve refuge sous la banquise durant la saison froide.
Les algues poussant sur la face inférieure de la glace constituent la nourriture de ce petit crustacé marin, semblable à une crevette, qui joue un rôle essentiel dans l’écosystème océanique antarctique. Il agit comme un maillon intermédiaire entre les algues qu’il consomme et les grands prédateurs qui le mangent (baleines, phoques, oiseaux, poissons, etc.)
Avec le changement climatique, tant l’épaisseur que la superficie de la banquise décroissent. Or, moins de banquise signifie moins d’algues, donc moins de nourriture pour la faune marine. Des effets sont déjà visibles sur certaines espèces, notamment sur le krill. « À mesure que la banquise recule, le krill devient moins abondant et est progressivement remplacé par d’autres espèces de zooplancton qui dominent alors l’écosystème et le bouleverse. En effet, à chaque espèce est lié un réseau trophique donné. Changer un maillon de la chaîne alimentaire, particulièrement une espèce clé comme le krill, provoque des effets en cascade sur l’ensemble du réseau trophique », explique Pr Fripiat.
Puits de carbone essentiel
L’océan Austral joue un rôle majeur dans le cycle global du carbone, en absorbant une partie du CO2 atmosphérique. Si les algues déclinent fortement, cette fonction de régulation climatique pourrait être compromise.
«L’océan mondial a absorbé un tiers du CO2 d’origine anthropique produit depuis la révolution industrielle, et 40 à 50 % de celui-ci l’a été par l’océan Austral ! Son importance est capitale, notamment via son rôle de pompe à carbone biologique qui transfère le CO2 capté en surface grâce à la photosynthèse vers l’océan profond. De par son développement algal, la banquise joue un rôle important dans ce processus. »
«La disparition de cet écosystème affectera d’abord le cycle du carbone à l’échelle locale, avant d’avoir des répercussions à l’échelle globale. Il reste cependant difficile de prédire avec certitude l’évolution de ces impacts », conclut Pr Fripiat.