Alors que le climat se réchauffe, les arbres migrent vers le nord. Mais pas assez vite. A tel point qu’il faudrait envisager de leur donner un coup de main. C’est du moins l’avis que s’est forgé, sur base de ses travaux, Antoine Kremer, directeur de Recherches émérite à l’INRA (Institut national de la recherche agronomique) de Bordeaux. « Il faut enrichir, de façon volontariste, la diversité des arbres pour leur conférer davantage de capacités d’adaptation au changement climatique. » Cette thématique fut au cœur d’une conférence organisée par Forêt.Nature à l’université de Namur. L’occasion d’embrasser les résultats de recherches, menées durant une trentaine d’années par le Pr Kremer et son équipe, sur l’évolution et la génétique du chêne.
La diversité génétique est le garant de l’adaptation
En étudiant le passé, on peut imaginer le futur. Le Quaternaire est caractérisé par la fréquence et la régularité de la succession des âges glaciaires et des phases interglaciaires. Depuis environ 800.000 ans, les premiers ont une durée moyenne de 100.000 ans et les secondes de 15.000 ans. Entre ces deux extrêmes climatiques, le différentiel moyen de température s’élève à plus de 6°C.
« Durant les périodes glaciaires, la végétation se trouvait dans le sud de l’Europe, laquelle avait une géographie très différente de celle d’aujourd’hui, avec un niveau de la mer 120 mètres plus bas. Au contraire, en période interglaciaire, le climat se réchauffant, la végétation migrait vers le nord. Ce yo-yo s’est produit plusieurs fois au cours du temps, avec un maintien de la diversité génétique. Cette caractéristique est primordiale, car elle est le garant de l’adaptation des arbres dans les territoires nouvellement colonisés », explique Antoine Kremer.
Il y a 15.000 ans, première intervention humaine d’aide à la migration des chênes ?
Nous vivons dans un interglaciaire. Après le dernier maximum glaciaire, la Terre s’est réchauffée. Les données palynologiques révèlent que les chênes sont alors montés vers le nord de l’Europe en l’espace de 15.000 ans et qu’ils ont atteint leur distribution actuelle il y a 4000 ans. Soit une vitesse moyenne de migration de 400 mètres par an !
Comment expliquer une telle vélocité chez des êtres a priori immobiles ? Les modèles mettent en avant une stratégie de dispersion dotée de deux volets : une diffusion classique associée à des événements rares de dispersion à longue distance. « Imaginez quelques glands, dispersés très loin devant, mais très rares (avec une probabilité de 5 pour un million) : petit à petit, ils vont constituer une nouvelle population. Cela peut considérablement accélérer la migration des chênes. »
« L’Homme d’alors migrait dans le même sens que les chênes. De par les données archéologiques mais aussi historiques, comme le livre de Strabon, un géographe grec, on sait qu’il se nourrissait de glands. On suppose qu’il a emmené les glands sur de très longues distances. » Et a ainsi permis, fortuitement, l’accélération de la migration des chênes.
L’hybridation ou la migration en auto-stop
Plus surprenant encore, les chercheurs ont constaté un mécanisme original de dispersion par pollen. «C’est comme si une espèce en prenait une autre en auto-stop et l’emmenait migrer avec elle. Cela se réalise par le phénomène d’hybridation, qui existe chez toutes les espèces d’arbres. Il est d’ailleurs bien plus courant chez les arbres que chez les plantes annuelles ou les animaux. »
Prenons comme exemple la relation chêne pédonculé-chêne sessile, étudiée pendant une trentaine d’années par le Pr Kremer et son équipe. Le chêne pédonculé a un tempérament pionnier. Il avance vers le nord à mesure que le climat se réchauffe. Il disperse ses glands, formant de nouvelles populations de chênes pédonculés. Le chêne sessile, quant à lui, reste en retrait, loin derrière le front de migration. Il se pollinise et envoie son pollen vers les chênes pédonculés.
« Le sessile s’hybride alors avec le pédonculé. Des expériences d’hybridation par croisements contrôlés ont révélé que le pollen de sessile féconde plus fréquemment des ovules de pédonculés que l’inverse. »
« Imaginez qu’il y ait ensuite des rétro-croisements. C’est-à-dire que les hybrides sont eux-mêmes fécondés par du pollen de chêne sessile. A force de croisements, on assiste progressivement à la régénération de chênes sessiles dans la population de chênes pédonculés. C’est ainsi que le sessile serait parvenu à migrer sans avoir envoyé la moindre graine. »
Les arbres ont déjà entamé leur migration vers le nord …
Quid de l’époque contemporaine ? Près de 50 % des espèces, faune et flore confondues, sont d’ores et déjà en mouvement à cause des changements climatiques. Le chêne en fait partie. « Des données historiques, documentant les parcelles forestières françaises depuis 1880, révèlent l’évolution de la répartition du chêne. Sa migration vers le nord a été calculée. Elle est de l’ordre de trois mètres par an, soit l’équivalent de trois kilomètres par siècle. »
… mais elle est trop lente
A partir des données actuelles de répartition du chêne, des distributions statistiques sont élaborées pour le futur. Selon les différents scénarios climatiques envisagés, elles révèlent où se trouveront les niches bioclimatiques pour cette essence en 2050, en 2080 ou en 2100. Résultat : d’ici la fin du siècle, notre territoire n’offrira plus les conditions de vie idéales aux chênes. Leurs niches bioclimatiques seront alors en Scandinavie, territoire dont ils sont aujourd’hui absents.
« D’ici 100 ans, selon les différents scénarios du GIEC, il faudrait que les chênes aient migré de 100 à 500 km. Or, actuellement, ils migrent de 3 km par siècle, tandis que par le passé, lors du dernier réchauffement climatique majeur, les chênes ont migré 400 mètres par an, soit 40 km par siècle… Ces chiffres révèlent que le climat se déplacera certainement trop vite eu égard au potentiel de migration des espèces étudiées. La migration ne sera pas suffisante, à moins qu’on aide le déplacement. »
Migration assistée et gestion forestière facilitant l’hybridation et l’adaptation des espèces locales
Pour le Pr Kremer, il ne fait nul doute que « l’Homme devra participer à l’évolution pour que ça aille plus vite. Il y a une nécessité d’actions volontaristes via la migration assistée et la gestion forestière pour faciliter l’hybridation. »
« La migration assistée ne signifie pas la substitution de l’espèce locale par une autre population. Au contraire, il faut maintenir les espèces locales – ce sont elles qui montrent les meilleures valeurs adaptatives-, et les enrichir à partir de populations venant d’ailleurs pour étoffer la diversité et donner davantage d’opportunités à la sélection naturelle. L’introduction de gènes d’adaptation au changement climatique via l’hybridation permettrait aux populations locales de s’adapter aux variations de leur environnement.»
Les autres grandes essences de feuillus, comme le hêtre, devraient également être capables de s’hybrider. « Si ce mécanisme a été moins étudié chez les autres essences que chez le chêne, il aurait toutefois été sélectionné chez toutes les espèces sessiles pour leur conférer un certain brassage génétique. »
A noter néanmoins que si introduire des espèces venant d’ailleurs augmente la diversité génétique, cela fait aussi flamber le risque de développement de maladies exotiques. Un exemple ? La chalarose, une infection due à un champignon venant de Chine et du Japon qui affaiblit et tue nos frênes. Apparue dès 1990 en Pologne et en Lituanie, elle a été observée pour la première fois en Flandre occidentale et en Brabant flamand en 2010. Depuis, la maladie progresse partout en Europe.