Vinciane Despret © Jean Louis Wertz / ULiège

Vinciane Despret, de la philo au récit d’anticipation

6 juillet 2021
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 6 min

Série (2/2) : ‘Chercheur et romancier’

Poésie vibratoire des araignées, architecture sacrée des wombats, aphorismes éphémères des poulpes. Quelque part entre faits scientifiques et affabulations poétiques se dessine un horizon troublant. Dans « Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation », édité chez Actes Sud, Pre Vinciane Despret nous plonge au cœur des débats scientifiques d’un futur indéterminé. Par cette étonnante expérience de pensée nourrie des plus récentes découvertes scientifiques, la philosophe et psychologue de l’ULiège mène à un décentrement salutaire ouvrant la voie à d’autres manières d’être humain sur Terre.

Etude des langues et littératures animales

C’est sa première fiction. Tout a débuté avec une demande de Tomás Saraceno, artiste argentin qui a fait de l’écologie – et particulièrement des araignées – le sujet majeur de son œuvre. « Tomás m’a demandé un deuxième texte après celui que j’avais écrit pour une de ses expos, mais j’avais l’impression d’avoir déjà dit tout ce que je pensais sur les araignées. J’ai alors eu l’idée de la fiction, qui permet de mêler, à une situation inventée, des faits scientifiques, avec la possibilité de les interpréter autrement», explique-t-elle lors d’une rencontre virtuelle orchestrée par Wallonie-Bruxelles International (WBI).

Vinciane Despret s’est alors plongée dans la littérature scientifique sur les araignées. Son point d’intérêt le plus grand concernait les recherches menées avec un diapason, lequel fait vibrer la toile ou même le corps de l’araignée. Les premières expérimentations remontent aux années 1880.

Peu de temps avant, la philosophe avait été conquise par « L’auteur des graines d’acacia », nouvelle d’anticipation écrite en 1974 par l’Américaine Ursula Le Guin. Dans son récit, celle-ci imagine que des scientifiques découvrent des messages laissés par les fourmis sous forme d’exsudations de phéromones sur des graines d’acacia à l’entrée d’une fourmilière. Ils sont regroupés dans une association scientifique très sérieuse, celle des thérolinguistes (néologisme dont la racine grecque ‘thèr’ signifie ‘bête sauvage’). « Ces linguistes étudient non seulement la linguistique des bêtes sauvages – comme la danse des abeilles, la recherche d’une sémantique dans les cris des singes ou d’une signification dans les chants des oiseaux -, mais aussi les littératures animales, sous forme de poésies, d’épopées lyriques ou encore d’archives. Cette histoire m’a beaucoup plus. Et comme ces thérolinguistes étaient visiblement au chômage depuis 1974, je les ai remis au travail », explique Vinciane Despret.

Leur première mission fut d’essayer de comprendre pourquoi les arachnologues travaillant avec des diapasons présentent, dans un futur indéterminé, des acouphènes. Ils n’entendent pas seulement des sons, mais des voix, des paroles. Le diapason est-il en cause ? « Les thérolinguistes finissent par penser qu’il s’agit d’une façon qu’ont les araignées de s’exprimer. Je me suis follement amusée », poursuit la philosophe.

"Autobiographie d'un poulpe et autres récits d'anticipation", par Vinciane Despret. Actes Sud. VP 19 euros
« Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation », par Vinciane Despret. Actes Sud. VP 19 euros

Excréments cubiques et écriture de poulpe

Son ouvrage comporte trois nouvelles. Dans « La cosmologie fécale chez le wombat commun (Vombatus ursinus) et le wombat à nez poilu (Lasiorhinus latifrons) », l’accent est mis sur le wombat, un petit mammifère australien. « Pourtant considéré comme peu social, il a défrayé la chronique lors des grands incendies qui ont récemment ravagé l’Australie en accueillant des animaux d’autres espèces dans leurs profonds terriers. En étudiant davantage cet animal, j’ai découvert qu’il avait la particularité de faire des fèces cubiques. Ce qui lui permet de construire des murs. Je me suis dite : les thérolinguistes doivent s’aider de théroarchitectes car peut-être que ces murs ont-ils une signification… »

Enfin, dans la troisième nouvelle, « Autobiographie d’un poulpe ou la communauté des Ulysse », « j’ai imaginé que des pêcheurs trouvent, dans les Calanques de Cassis, des débris de poterie avec une écriture totalement inconnue. Celle-ci serait, selon les analyses génétiques, de l’encre de poulpe, et même d’un seul poulpe. Les thérolinguistes participent à la traduction. Ils vont réussir à créer un lexique qui permet d’élucider des mots du texte. Ils s’associent ensuite avec les communautés qui vivent en symbiose avec le poulpe et qui pourraient les aider à comprendre le sens de ce texte énigmatique », poursuit Vinciane Despret.

Polyphonie et sensibilité

Pourquoi écrire une fiction ? « Dans la fiction, j’ai trouvé une échappatoire. Elle me permettait de combler un manque : être le plus polyphonique possible. Et une fiction peut être totalement polyphonique, car on peut faire dire des choses à des personnages avec lesquelles on n’est pas en accord, mais que l’on considère comme ayant le droit d’exister comme hypothèse. De ma position de philosophe, ou de ma position dans un univers rationaliste, je ne peux pas adhérer à certains propos. Et pourtant, je les considère comme intéressants. Et ça m’intéresse qu’on les entende, car même si je ne suis pas d’accord avec eux, je ne suis pas non plus certaine d’avoir raison. La fiction permet de faire exister des discours qui sont en totale contradiction les uns avec les autres. »

D’habitude, Vinciane Despret évite de développer des concepts, car cela demande des sauts de généralisation qui lui semblent trop importants. « Je suis tellement attachée à l’empirisme, au concret, aux détails du monde, que c’est pour moi très difficile de m’en décoller. Mais parfois, j’ai envie de créer des concepts. Et la fiction me le permet. L’un de mes personnages fictifs développe ainsi une conceptualisation des êtres vivants disant qu’ils sont tous mus par une pulsion créatrice. »

Enfin, la fiction permet aussi de faire dire à la science des choses qu’elle n’ose pas dire, car la méthode scientifique ne le lui permet pas. Notamment d’imaginer les résultats d’une manière sensible. « Un des grands avantages de la fiction, c’est de prendre des choses que les scientifiques affirment et de voir si l’on ne pourrait pas aller un petit peu plus loin. Prenons un exemple. Quand une corneille cache des noix, elle anticipe. Elle sait que la corneille qu’elle sera pendant l’hiver sera différente de celle qu’elle est maintenant, c’est-à-dire une corneille repue. Elle est donc capable de savoir que son moi futur est différent de son moi présent, et d’anticiper. Aujourd’hui, les scientifiques sont d’accord avec cette affirmation, alors qu’il y a 20 ans, ils n’auraient parlé que d’instinct », explique Vinciane Despret.

« Le philosophe Thom Van Dooren (professeur à l’Université de Sydney, NDLR) va plus loin : pour lui, cela témoigne du fait que les corneilles connaissent l’espoir. L’espoir que les graines seront là, mais aussi qu’elles-mêmes, corneilles, seront en vie l’hiver prochain. Pour les scientifiques, c’est aller trop loin, pas question pour eux de parler d’espoir. La fiction permet de prendre les résultats ou théories scientifiques et d’aller un peu plus loin. Dans mon récit, c’est peut-être exagéré, mais sait-on jamais. Quand on compare ce que l’on disait des animaux il y a 50 ans et aujourd’hui, l’écart que je propose est peut-être un peu fantasque, mais il sera peut-être moins prononcé que ce que l’on imagine dans le futur », conclut la philosophe.

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