Alors que l’accord de paix de 2016 entre le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) n’a pas mis fin aux violences, les communautés rurales continuent de vivre sous la menace des groupes armés. Dans ce cadre, France Hubert, aspirante FNRS au Centre d’étude de la vie politique de l’ULB et membre du Centre interdisciplinaire d’étude des Amériques, s’intéresse à la participation des femmes de ces zones rurales dans la construction d’une « paix quotidienne ».
Débutée en 2023, sa thèse mise sur l’enquête en immersion, ce qui conduit la chercheuse à séjourner longuement dans la région disputée du Bajo Cauca, au nord-ouest du pays. Présente sur le terrain depuis janvier 2025, elle y restera jusqu’en juin, avant d’y retourner six mois en 2026.
Par son approche genrée, ce travail contribue à mettre en avant les initiatives et engagements des actrices locales, souvent négligés, dans les dynamiques de pacification.
Au cœur des affrontements, le contrôle des ressources
Le conflit en Colombie trouve ses racines dans une guerre civile déclenchée en 1948 entre conservateurs et libéraux. S’ensuivent des décennies d’instabilité politique marquées par la naissance de plusieurs groupes armés dans les années 1960, comme les FARC, un mouvement paysan inspiré par le communisme, et l’Armée de libération nationale (ELN), influencée par la révolution cubaine. Dès les années 1980 apparaissent des groupes paramilitaires, dont le groupe « Autodéfenses unies de Colombie » (AUC).
En novembre 2016, un accord de paix entre le gouvernement colombien et les FARC – le groupe le plus puissant et important à l’époque – est ratifié. Cela ne met toutefois pas un terme aux conflits. « Tous les ex-FARC ne déposent pas les armes : des dissidents rejettent l’accord et retournent à la lutte armée dès 2019 », signale la chercheuse. « Par ailleurs, l’État n’a pas rempli le vide de pouvoir laissé par les FARC à l’époque, et les autres groupes en ont profité pour se renforcer. L’ELN, des bandes criminelles et d’anciens paramilitaires s’affrontent aujourd’hui pour prendre le contrôle des territoires abandonnés par les FARC dans les campagnes reculées. »
Celles-ci abritent de nombreuses ressources : métaux précieux, gaz naturel, pétrole, ou encore champs de coca, utilisés pour produire la cocaïne et essentiellement cultivés par les communautés locales.

La construction de la paix « par le bas »
À ce jour, de nombreuses régions restent sous l’emprise d’un ou de plusieurs groupes armés, comme celle du Bajo Cauca, contrôlée par le groupe « Autodefensas Gaitanistas de Colombia », fondé par d’anciens membres du groupe AUC. « Mais on y retrouve aussi des poches de territoire sous la coupe de l’ELN, en coalition avec des dissidents des FARC. Et, d’après mes entretiens, les combats reviennent dans la région », fait savoir la doctorante.
Son étude s’intéresse à la manière dont la paix se construit « par le bas », du côté des populations qui ont vécu et vivent encore sous la violence. « Cela repose sur l’idée que se focaliser uniquement sur les processus de paix formels menés par les élites – tels que les accords de paix ou les médiations internationales – ne permet pas de saisir la situation dans son ensemble, et donc d’expliquer les raisons du succès ou de l’échec d’un accord. »
Plus précisément, France Hubert étudie les modalités d’actions et de résistances mises en place par les femmes pour construire une « paix quotidienne » dans leur village. C’est-à-dire les stratégies informelles et ordinaires permettant de résister à la violence dans le quotidien. « Ces communautés sont souvent composées de femmes au foyer, tandis que leurs maris partent travailler, parfois pendant plusieurs semaines, dans des gisements d’or situés dans les lits des cours d’eau ». En leur absence, ces femmes occupent donc un rôle de premier plan dans la vie locale.

Résistances féminines aux solutions de l’État
Les premières observations de France Hubert montrent qu’elles adoptent diverses stratégies pour créer cette « paix quotidienne ». « L’une d’elles consiste à organiser avec les plus jeunes des activités communautaires, comme des matchs de football. Cela offre aux enfants et adolescents un répit face à la violence qui les entoure et permet, surtout, de tisser des liens entre eux et avec leur communauté. L’objectif : les dissuader de rejoindre les groupes armés actifs dans la région. Dans ces zones isolées, les opportunités éducatives et professionnelles sont rares, et beaucoup sont recrutés en promesse d’un salaire. »
A côté, certaines femmes n’hésitent pas à faire connaître leur désaccord vis-à-vis des programmes de développement organisés par l’État, à la suite de l’accord de paix. Notamment ceux visant à remplacer la culture de la coca par d’autres productions agricoles, comme la banane plantain.
« Selon elles, ces alternatives ne correspondent pas à leur mode de vie, car il ne s’agit pas nécessairement de communautés paysannes. Par ailleurs, elles ne leur permettent pas d’assurer un revenu viable pour subvenir aux besoins de leur famille et sortir de la précarité. Certaines estiment, en outre, que leur substitution ne constitue pas une réponse suffisante pour instaurer la paix. Dans les communautés qui ont arraché leurs plants, la présence des groupes armés et les dynamiques de violence restent inchangées. »
Par cette étude, France Hubert cherche à faire entendre les voix et les expériences de ces femmes, soulignant que leur implication ne se limite pas à une simple survie dans un environnement hostile.