Cultiver en ville : une réponse aux crises

7 avril 2025
par Laetitia Theunis
Temps de lecture : 5 minutes

L’agriculture urbaine est pratiquée par au moins 800 millions de personnes de par le monde. Et a constitué, au cours du dernier siècle, une réponse aux différentes crises traversées. Cette pratique est mise en avant à la Faculté de Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège) dans le cadre de la Chaire Francqui ULiège 2024-2025. Pionnière dans le domaine de l’agriculture urbaine en France, la professeure Christine Aubry, docteure en agronomie (AgroParisTech), a été invitée à faire part de son expertise. À travers plusieurs conférences prévues en avril et mai 2025, elle proposera un large et riche panorama des agricultures intra et périurbaines dans les pays du Nord et du Sud.

Production et consommation locales

Si l’agriculture urbaine est pratiquée depuis le Moyen-âge, particulièrement dans le jardin de maisons bourgeoises et d’abbayes, sa définition est, par contre, très récente. C’est en 1996 qu’un groupe de recherche distingue cette façon de cultiver et d’élever des animaux dans un périmètre proche de la ville et ayant un lien fonctionnel avec elle. C’est-à-dire qu’elle lui apporte des aliments, des services ou qu’elle valorise des productions urbaines, par exemple ses déchets organiques.

Cette précision a son importance : dans la zone périurbaine, les agriculteurs produisant des denrées qui ne sont pas destinées à la ville ne pratiquent pas de l’agriculture urbaine. « C’est le cas, par exemple, de la céréaliculture autour de Paris. En Île-de-France, 3,2 millions de tonnes de blé sont produites chaque année, étonnamment 70 % partent à l’exportation alors que cette même région importe 1,6 million de tonnes de nourriture, dont de la farine et du blé … Une opportunité ratée d’être autonome», explique la professeure Christine Aubry au cours de la leçon inaugurale.

Les crises, vecteurs de maraîchage urbain

L’oratrice s’attarde un moment sur l’histoire maraîchère contemporaine de la petite couronne de Paris. « En parallèle à l’industrialisation de l’Europe, les jardins ouvriers et familiaux sont créés en 1896 sur des terres mises à disposition par le patronat. Durant la guerre, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, en Angleterre et en Russie, les citoyens développent l’autoproduction alimentaire. En 1944, à la Libération, la disette menace la population. Dès lors tout lopin de terre dans l’espace public jusqu’au centre de Paris est pris d’assaut. On laboure au pied de l’Arc de Triomphe ! Ce développement de l’agriculture urbaine se tarit fortement durant les trente glorieuses (1945-1973). »

La fin du XXe siècle est marquée par un regain d’intérêt pour les jardins cultivés en ville, mais davantage pour des raisons environnementales qu’alimentaires. Cet engouement fait suite au mouvement des « Green Guerillas » initié par Liz Christy à New York en 1973. S’en suit le développement de jardins communautaires de par le monde.

« En France, les premiers jardins partagés s’ouvrent à Lille en 1997, et à Paris en 2003. La première AMAP (Association pour le maintien de l’agriculture paysanne) de France voit le jour en 2004 près de Marseille. » L’équivalent belge se nomme les GASAP (Groupes d’Achats Solidaires de l’Agriculture Paysanne). Cette initiative citoyenne vise à soutenir l’agriculture paysanne sous le modèle d’un partenariat à long terme entre des mangeurs et des producteurs.

« En réponse à la crise financière de 2008, le nombre de jardins ouvriers, communautaires, partagés a explosé. Particulièrement dans des pays européens où ils n’étaient pas encore bien implantés : en Espagne, en Grèce, en Italie, au Portugal. La ville de Lisbonne a ainsi développé des jardins communautaires sur une superficie totale de 7 hectares pour approvisionner en denrées alimentaires 500 familles en situation de précarité. »

De nombreuses typologies

L’agriculture urbaine se décline sous différentes formes : fermes périurbaines, jardins associatifs, micro-fermes urbaines, serres urbaines, « indoor farming ».

« En France, depuis le Covid, le nombre de jardins associatifs est en très forte augmentation. Cette forme d’agriculture urbaine, très diversifiée, est celle qui concentre le plus de monde, mais pas nécessairement celle qui produit le plus. Elle est intimement liée aux flux migratoires : dans ces jardins, se mélangent des cultures « exotiques » – antillaises, africaines, etc. – et européennes. Elle joue un rôle social important », explique Pre Aubry.

« Quant au modèle des serres urbaines, il a tout son sens, car en ville, on peut aisément récupérer beaucoup de chaleur, notamment sur les toits. Toutefois, en France, il trouve peu d’adhérents, car peu d’urbains acceptent l’érection de serres sur les toits autour de chez eux. »

Fin de l’indoor high-tech

Quant à l’indoor farming, il peut être low-tech ou high-tech. Le low-tech concerne les cultures cavernicoles (champignons, chicons) dans des caves, des parkings et des stations de métro désaffectés. « La culture urbaine de champignons est dotée d’une belle productivité et est très rentable, notamment, car ces champignons très frais sont vendus localement à prix élevés. Toutes les villes de France ont leurs cultures souterraines de champignons, résultat aujourd’hui le marché est saturé. »

Quant à l’agriculture intérieure high-tech, caractérisée par le contrôle de tous les paramètres environnementaux, elle a eu son heure de gloire il y a 10 ans avant un flop monumental. «  En France, cette agriculture a été biberonnée aux subventions de 2015 à 2019. Elle présente une forte productivité, mais ne rend aucun autre service qu’alimentaire à la collectivité (par exemple, la rétention d’eau dans le sol) et n’est pas du tout rentable, notamment à cause des coûts de fonctionnement, d’énergie, très élevés. En France, elle est d’ailleurs quasiment à l’arrêt », explique Pre Aubry. « En Belgique, il est impossible que cette agriculture indoor high-tech connaisse un retour sur investissement », plussoie Haïssam Jijakli, professeur et responsable du Laboratoire de phytopathologie intégrée et urbaine à Gembloux Agro-Bio Tech (Université de Liège).

Au contraire, au Japon et à Singapour, des pays largement bétonnés et très densément peuplés, cette agriculture d’intérieur mêlée aux technologies de pointe est fortement plébiscitée. « Les Japonais sont rassurés de savoir les fruits et légumes produits en milieu clos. Et ils sont prêts à mettre le prix pour les acquérir. »

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