Série : La politique, c’est la vie (2/6)
Présentés comme une solution pour lutter contre la méfiance croissante envers les politiques, les panels de citoyens tirés au sort sont devenus à la mode. Notamment au niveau européen. Premier problème : ils sont instrumentalisés par les institutions européennes. « En outre, le type de participation très dépolitisée et consensuelle de ces panels ne laisse aucune place aux conflits. Ce qui mène à une conception de la démocratie sans politique », explique le Dr Alvaro Oleart. Chargé de recherches FNRS au sein de l’Institut d’études européennes de l’ULB et au Cevipol, il consacre son livre « Democracy Without Politics in EU Citizen Participation », paru aux éditions Palgrave Macmillan, à cette problématique.
La Commission à la barre
Les premiers panels citoyens au niveau européen ont été constitués lors de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, qui s’est déroulée entre mai 2021 et mai 2022. Chacun des 4 panels était constitué de 200 personnes tirées au sort, qui se sont réunies durant 3 week-ends de 3 jours (vendredi, samedi, dimanche). Les 9 sujets abordés étaient très larges : changement climatique et environnement ; démocratie européenne ; économie, justice sociale et emploi ; migration ; transformation numérique ; santé ; éducation, culture, jeunesse et sport ; l’UE dans le monde ; valeurs et droits, état de droit, sécurité.
S’inspirant de cet événement, de la mi-décembre 2022 à la fin du mois d’avril 2023, la Commission européenne a organisé 3 panels citoyens ‘de nouvelle génération’. C’est-à-dire, sans la contrainte de devoir accorder la procédure avec le Parlement Européen et le Conseil de l’UE. Chacun des panels a abordé une thématique spécifique : le gaspillage alimentaire, la mobilité de l’apprentissage et les mondes virtuels. Et chacun comprenait 150 citoyens tirés au sort parmi les 27 États membres.
Des recommandations instrumentalisables
« Quelques mois après la clôture de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, la Commission a annoncé que 80% de son programme pour 2023 était basé sur les recommandations des panels citoyens. Ce qui en soi n’est pas faux. Mais vu la procédure suivie pour mettre en place ces panels, la Commission n’a eu aucun mal à aligner ses plans avec les recommandations émises par les citoyens. En effet, il a été fait en sorte que celles-ci soient assez vagues et ouvertes et donc instrumentalisables par les institutions », explique le postdoctorant. « En quelque sorte, la Commission utilise les panels citoyens comme des objets de relations publiques, une façon de faire de la communication. »
Prenons un exemple type, comme cela s’est passé lors des trois panels citoyens organisés par la Commission. Chacun comprenait 150 personnes tirées au sort venant de tous les États membres acceptant de passer trois week-ends pour réfléchir sur des questions européennes : un week-end à Bruxelles, un on-line et un autre à nouveau à Bruxelles.
« C’est une expérience sociale très intense. Et ces 150 personnes – souvent issues de la classe moyenne plutôt haute, blanches, ayant du temps à consacrer au processus – n’ont ni la connaissance du fonctionnement des institutions européennes, ni du sujet abordé. Il est donc tout à fait normal qu’elles se laissent guider par les institutions. Laissant ainsi la Commission, qui n’est clairement pas neutre contrairement à ce qu’elle prétend, instrumentaliser le processus afin que les recommandations citoyennes aillent dans le sens de ce qu’elle veut réaliser. »
Des experts sélectionnés
Les citoyens sont ainsi entourés d’experts pour leur expliquer les subtilités de la thématique sur laquelle ils sont amenés à réfléchir, leur préciser ce qui se fait déjà au sein de l’Union. Dans le cas des derniers panels citoyens européens, ces experts ont été désignés uniquement par la Commission. « Parmi eux, on retrouve de nombreux profils académiques, des membres des institutions, mais aussi quelques membres de la société civile parmi les moins activistes, parmi les plus institutionnalisés. »
Alvaro Oleart a été observateur de la plupart des panels citoyens européens. Il se rappelle en particulier de l’un d’eux, qui avait trait à la migration dans le cadre de la Conférence sur l’avenir de l’Europe. « Parmi les experts – cette fois choisis par le Parlement Européen, le Conseil et la Commission -, il y avait quelqu’un de Frontex (l’agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes), mais personne qui luttait vraiment pour les droits des gens sans papier ou des réfugiés. C’était assez gênant d’écouter des délibérations sur les migrants, mais sans migrants présents. Et sans personne pour représenter leur opinion. »
Vers moins de démocratie européenne?
« Cette façon de faire axée sur l’expertise ciblée, la délibération non conflictuelle et le consensus aboutit à ce que je nomme « la démocratie sans politique ». Cette approche dépolitisée de la démocratie a un effet d’individualisation et de démobilisation : les quelques partis politiques, syndicats et acteurs de la société civile qui sont parfois invités sont dissuadés de participer. Et ces entités, si elles sont trop conflictuelles, ne sont tout simplement pas invitées lors des panels citoyens », explique Alvaro Oleart. Avec quelques collègues, il est actif au sein de la coalition critique « Citizens take over Europe ».
« L’idée d’une démocratie sans politique reflète bien comment les institutions de l’UE pourraient approfondir le ‘vide’ politique de la démocratie européenne par le biais de processus tels que les panels citoyens. »
Des citoyens utiles pour nourrir le débat public
« Mettre les citoyens dans la position de quasi-avocats capables de réaliser l’exercice technocratique d’introduire des phrases spécifiques dans une loi ou dans un dossier législatif de la Commission, ce n’est pas adéquat. Mais là où les panels citoyens pourraient montrer toute leur plus-value, c’est dans le rôle de connexion entre ce qui se fait au niveau européen sur une question particulière et des acteurs et mouvements activistes d’ores et déjà mobilisés sur ce sujet. Et ce, afin de favoriser une sphère publique agoniste transnationale. »
Un exemple parlant, au niveau national, est celui des deux panels citoyens mis en place en Irlande dans les années 2010 pour aborder deux sujets brûlants : l’avortement et le mariage homosexuel. « Les assemblées citoyennes ont contribué à canaliser la politisation des débats intéressants autour de ces deux sujets difficiles. Des membres des entités religieuses et des activistes féministes ont participé aux débats et confronté leurs idées. Cela a nourri un débat beaucoup plus large dans la société irlandaise autour de ces deux questions. » De quoi influencer le gouvernement irlandais et les référendums qui ont eu lieu en 2015 (égalité du mariage) et 2018 (avortement).
« La démocratie, ce n’est pas juste le Parlement, les institutions. Elle ne peut émerger qu’en remettant en question les structures actuelles du pouvoir dans le contexte de l’UE et en encourageant les débats politiques autour d’elles. Il est donc essentiel de progresser vers une compréhension davantage politisée de la démocratie », conclut le Dr Alvaro Oleart.