La philosophe Isabelle Stengers revisite l’histoire des sciences

8 juillet 2022
par Raphaël Duboisdenghien
Temps de lecture : 4 minutes
“Cosmopolitiques”, par Isabelle Stengers. Editions La Découverte. VP26 euros, VN 18,99 euros

Vingt-cinq ans après sa parution en sept livres, les éditions La Découverte réunissent en un seul volume les «Cosmopolitiques» d’Isabelle Stengers. La philosophe des sciences qui a donné le nom et l’impulsion à la collection «Les empêcheurs de penser en rond».

«Cosmopolitiques est un travail spéculatif qui s’adresse à l’imagination et tente de la mettre en branle sur un mode qui vide de toute grandeur tragique l’alternative qui nous empoisonne», explique la professeure émérite de l’ULB. «Ou bien les sciences sont les pratiques grâce auxquelles les humains découvrent progressivement ce que demande l’intelligibilité du monde. Ou bien leur savoir est une simple fabrication humaine.»

«Notre époque brouille désormais les frontières qui séparaient la spéculation de la pensée dite sérieuse. Ce qui hier était spéculation fait aujourd’hui partie de pratiques de type nouveau. Engagées dans des luttes minoritaires, certes, mais qui, face au ravage écologique et social dont nous héritons, se sont mises en branle.»

Entre espoirs et doutes

La philosophe propose «sept tentatives pour créer la possibilité d’une cohérence là où règne aujourd’hui l’affrontement. Qu’il s’agisse des enjeux de la physique et de ses lois. Des débats sur l’auto-organisation et l’émergence ou du défi lancé aujourd’hui par l’ethnopsychiatrie au grand partage entre savoirs modernes et archaïques.»

«J’ai voulu dans chaque cas m’adresser aux pratiques dont ces savoirs sont issus. À partir des exigences portées par leurs questions et des obligations qui leur correspondent. Aucun savoir unificateur ne démontrera jamais que le neutrino des physiciens puisse coexister avec les mondes multiples mobilisés par l’ethnopsychiatrie. Cette coexistence a pourtant un sens. Et il ne relève ni de la tolérance ni d’un scepticisme désenchanté.»

«L’espace cosmopolitique où ces êtres peuvent être affirmés ensemble est celui de la rencontre entre les espoirs et les doutes, les effrois et les rêves qu’ils suscitent. Et qui les font exister.»

Les pratiques sont mortelles

L’essai se concentre sur les sciences en tant que pratiques scientifiques. «Parce que celles-ci posent des questions», précise la Pre Stengers. «Telles que: comment l’appartenance à cette pratique fait-elle imaginer, agir ou penser? À quoi oblige-t-elle ses praticiens? Qu’exige-t-elle du milieu dont elle dépend? Et ce sont de telles questions qui ouvrent à un possible spéculatif.»

«Si au lieu de se présenter armés de ces mots d’ordre que sont la rationalité, l’objectivité, la méthode ou les données, les scientifiques qui le peuvent avaient su se présenter en praticiens, la guerre des sciences n’aurait pas eu lieu.»

Pour la chercheuse, les pratiques sont mortelles. «Si leur milieu devient hostile à leurs exigences. Ou si les praticiens eux-mêmes trahissent leurs obligations, elles peuvent être détruites.»

Isabelle Stengers a exploré les conséquences de la transformation du milieu. Notamment en 2006, dans «La vierge et le neutrino» quand les scientifiques dans la tourmente se sentent trahis, savent que l’État ne rêve plus que brevets, percées technologiques. Ou, en 2013, dans «Une autre science est possible!» . Un manifeste dénonçant l’économie spéculative qui s’est emparée de la recherche. Où les chercheurs doivent faire preuve de conformisme, de compétitivité, d’opportunisme, de flexibilité.

Si vous décidez ceci, vous nous détruirez

Un cri résonne à la fin des Cosmopolitiques: «si vous décidez ceci, vous nous détruirez». «Ce cri, on peut l’entendre désormais partout», relève la philosophe. «Et non plus seulement dans les terres de colonisation. Peut-être les pratiques dites modernes sont-elles plus vulnérables à la destruction que celles qui ont été la cible de briseurs de fétiches d’antan. Car si elles ont survécu, c’est parce qu’elles ont pu déguiser leurs obligations en prétentions respectables et consensuelles. Devenir parties prenantes de la conception du progrès au nom de laquelle d’autres, innombrables, ont été détruites.»

«C’est l’ironie de l’histoire que les analyses critiques qui ont suscité la guerre des sciences aient quitté la sphère des publications académiques mais soient devenues matière à scandale public».

«Hier, les scientifiques accusaient les critiques d’empoisonner la confiance d’un public défini comme vulnérable à l’irrationalité. Mais ce poison, dont on peut mesurer aujourd’hui le caractère redoutable, n’a-t-il pas été généré d’abord par la manière dont les scientifiques se sont soumis, de manière plaintive, certes, mais paralysés par les mots d’ordre qui fabriquent une science consensuelle, apolitique?»

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