Quelles relations entretenons-nous avec l’univers? Avec nous-même? Avec les autres? Comment nos réponses affectent-elles nos conduites, nos pensées?
Faire partie du monde entraîne le chercheur en neurosciences Lionel Naccache à présenter 45 propositions dans l’«Apologie de la discrétion». Aux éditions Odile Jacob.
Le conférencier au Collège Belgique développe une éthique qui évolue du «je» vers le «nous». «Si la plupart de mes travaux et essais antérieurs ont exploré la question de la subjectivité et de la conscience individuelles, je me tourne dans ce nouveau livre vers l’énigme des liens qui relient chacun d’entre nous au reste du monde, et en particulier aux autres», précise le chercheur à l’Institut du cerveau à Paris.
Un basculement mental
Le neurologue utilise la mathématique pour nous situer dans le monde. Il ouvre son essai par la distinction entre ensembles continus et ensembles discrets. «Dans un ensemble discret, chaque élément est non seulement distinct des autres, mais son existence individuelle est soulignée par le fait qu’il existe des frontières tranchées entre lui et les autres. Je me permets d’utiliser le mot discrétion pour nommer le type de relation entre les éléments qui font partie d’un ensemble discret.»
«Le début de notre existence s’apparente à un mode d’appartenance au monde bien plus continu que discret», poursuit le chercheur. «L’éclosion et le développement de la conscience et du langage permettent de dater la bascule mentale du continu vers le discret.»
«Être discret implique de se sentir responsable de chacune de ses pensées, décisions et actions conscientes qui s’inscrivent dans d’incompressibles durées du temps vécu.»
Pour davantage de discrétion
La tension entre discret et continu est indispensable selon le professeur en neurophysiologie à la faculté de médecine de Sorbonne Université. Lionel Naccache l’a rencontrée depuis l’anatomie et le fonctionnement du système nerveux. Jusqu’à la conscience de l’espace et du temps, les philosophies politiques et économiques.
«La primauté de la discrétion et notre lucidité de cette primauté constituent les pierres angulaires d’un faire partie du monde juste et adéquat.»
Les situations, les époques font pencher davantage vers la continuité ou vers la discrétion. Le principe de continuité s’est progressivement imposé au cours des quatre derniers siècles. L’«Apologie de la discrétion» vise à rééquilibrer le rapport au monde en lui insufflant davantage de discrétion.
Aucune place pour des relations de continuité
Sensibles aux inégalités sociales, ethniques, sexuelles, les mouvements «woke», «se réveiller», originaires des États-Unis, sont traversés par cette tension entre continuité et discrétion. Ils mettent notamment au ban un individu ou un groupe pour rompre leur continuité avec la communauté humaine.
Mais, «tous les états discrets de son existence sont transformés en un ensemble continu dont les éléments sont indissociables», note le Pr Naccache qui cite la marche réservée uniquement aux lesbiennes. Et les discussions entourant, aux Pays-Bas et en Belgique, la traduction en néerlandais, par une poétesse blanche, d’un recueil de poésie de la militante noire Amanda Gorman. Désignée «jeune poète lauréate» aux États-Unis en 2017. Choisie pour réciter un de ses poèmes, «The hill we climb» (La colline que nous gravissons), lors de l’investiture du président Joe Biden.
D’après l’ancien membre du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (Paris), l’éthique de «faire partie du monde» devrait être fondée sur le principe de discrétion inhérent à notre statut naturel d’hominidés conscients. «Chaque individu conscient devrait être pensé, par lui-même et par les autres, comme une entité discrète du monde auquel il appartient.»
«Dans un espace-temps discret, il n’y a nulle place pour des relations de continuité.»
Debout face au reste du monde
Selon le chercheur, il serait possible de s’engager dans un acte audacieux guidé par le principe de responsabilité. Une fois la discrétion lucide solidement ancrée dans les représentations mentales subjectives individuelles. «Savoir oser faire comme si nous étions engagés dans une relation de continuité avec nous-même et avec le reste du monde. C’est-à-dire se montrer infiniment proche de lui et infiniment préoccupé par lui. Tout en ne perdant pas de vue que ce souci procède d’une volonté individuelle affirmée par un être discret qui se tient debout face au reste du monde.»
«Notre éthique requiert donc un mélange de lucidité et de panache. Et elle s’affirme comme une éthique poétique. C’est-à-dire une éthique fondée sur un acte créateur. Faites-la connaître autour de vous», conclut Lionel Naccache.