Frédéric Silvestre capturant un Rivulus dans les mangroves © LEAP / UNamur

Dans les mangroves, des poissons hermaphrodites contrecarrent la consanguinité par l’épigénétique

10 juillet 2023
par Laetitia Theunis
Temps de lecture : 10 minutes

Série : Chercheur et aventurier (5/5)

Sous la surface de l’eau baignant les palétuviers, vit un petit poisson dénommé Rivulus. Il est le seul vertébré connu à être hermaphrodite. Autrement dit, il est à la fois mâle et femelle et pratique l’autofécondation. Avec comme corollaire, un haut taux de consanguinité au sein des populations. Pour contrebalancer cette très faible diversité génétique, et expliquer l’adaptation et l’évolution de cette espèce, y aurait-il davantage de diversité épigénétique? Pour répondre à cette question, Valentine Chapelle, chercheuse au sein du Laboratory of Evolutionary and Adaptive Physiology (LEAP) de l’UNamur et le professeur Frédéric Silvestre, directeur de ce dernier, se sont rendus au Bélize et en Floride, pour étudier les Rivulus sur le terrain. Au menu, analyses comportementales et prélèvements génétiques.

Quatre populations de Rivulus bien distinctes ont été choisies. Deux au Bélize, à Twin Cayes et à Long Caye. Et deux en Floride, à Emerson Point et à Florida Keys.

Les scientifiques sont allés étudier les populations de Rivulus à Twin Cayes et à Long Caye (Bélize) ainsi qu’à Emerson Point et à Florida Keys (Floride) © LEAP / UNamur

Afin que tout soit clair, il est bon de préciser que le Rivulus existe sous forme hermaphrodite et sous forme mâle. Les femelles n’existent pas. En temps normal, l’hermaphrodite pond un œuf résultant d’une autofécondation réalisée à l’intérieur de son corps, clonant en quelque sorte son propre génome. Mais de temps en temps, pour une raison inconnue, l’hermaphrodite pond un ovule (œuf non autofécondé), qui sera fécondé par la semence déposée par les mâles. De quoi apporter un peu de diversité génétique à la population.

Rivulus © Frédéric Silvestre / LEAP / UNamur

Capture et aquariums de terrain

Au cœur des mangroves, la capture de ce petit poisson se fait à l’aide d’un gobelet surmonté d’un entonnoir. « Pour capturer des Rivulus, et aucune autre espèce, toute la difficulté réside à choisir un emplacement adéquat pour placer ce piège dénué d’appât. Par exemple, à la sortie d’un terrier de crabes, là où les Rivulus aiment vivre. Ça ne s’improvise pas. Dès lors, nous avons été initiés sur place par deux chercheurs américains de l’Université d’Alabama », explique Dre Chapelle.

A chaque tentative, pas moins de 100 pièges sont placés. Pour se rappeler l’endroit dans cette forêt dense de palétuviers, des cordelettes roses sont nouées aux branches. Après une heure d’attente, les scientifiques viennent relever les pièges. Dans certains, ce sont engouffrés des Rivulus, des poissons d’une taille comprise entre 2 et 3 cm de long. Certains sont des mâles ou des juvéniles non matures sexuellement : ils sont remis à l’eau. Seuls sont conservés une quarantaine d’hermaphrodites par population. Ils sont placés dans des petits sachets transparents avec de l’eau du lieu, sur lesquels est collée une étiquette reprenant les coordonnées de l’endroit de capture.

Une fois de retour à leur hôtel, dont la terrasse sert de laboratoire de fortune, les chercheurs placent trois poissons hermaphrodites dans trois aquariums pour en étudier le comportement.

Ces aquariums ont été acheminés depuis la Belgique en pièces détachées. Il a fallu les assembler, coller les parois minutieusement pour éviter toute fuite. Le fond, mesurant 50 cm sur 30 cm, est quadrillé de carrés de 10 cm de côté. Les scientifiques le dénomment « l’arène ». Ces repères seront bien utiles pour analyser les déplacements des poissons.

Valentine Chapelle capturant des Rivulus dans les mangroves © Frédéric Silvestre / LEAP / UNamur

 

Rivulus © Frédéric Silvestre / LEAP / UNamur

L’audace exploratoire testée

Deux tests comportementaux filmés en continu ont été réalisés.

Le premier, le test d’exploration, dure 30 minutes. «Le poisson est déposé dans l’aquarium, dans lequel est placée une petite plante. Cette configuration de pleine eau ouverte leur paraît dangereuse, avec un risque de prédation. En effet, en milieu naturel, ce sont des poissons qui vivent dans des endroits très confinés comme dans des terriers de crabes. Grâce au grillage virtuel de l’arène, on est capable de compter par où le poisson est passé, et donc de mesurer son degré d’exploration », explique Dre Chapelle.

Le deuxième test comportemental, celui de l’abri, dure quant à lui 20 minutes. « Le poisson est, tout d’abord, placé dans une zone fermée et sombre : un genre de tuyau d’évacuation, coudé à 90°, externe à l’arène. Après 10 minutes d’acclimatation, on ouvre la porte qui donne vers l’arène. On mesure alors l’audace des poissons : le temps mis pour sortir de cet abri, pour prendre un risque », poursuit la biologiste.

Invariablement, chaque poisson hermaphrodite sélectionné a réalisé les 2 tests, par 2 fois. Le premier test le jour même de la capture, le deuxième test le lendemain. Le troisième jour, à nouveau le test d’exploration, et le quatrième jour le test de l’abri. Entre les coups, ils ont été conservés dans des sachets contenant de l’eau de leur milieu naturel. Aucune mortalité n’a été enregistrée.

« A noter également qu’entre chaque test, l’eau des aquariums a été entièrement changée pour éviter qu’il y ait un effet des hormones des poissons dans l’eau. » Cela représente des milliers de litres d’eau prélevés dans le milieu naturel et amenés au laboratoire de fortune à bout de bras.

Valentine Chapelle mettant en place le dispositif de prise d’images des tests d’audace exploratoire à Twin Cayes © Frédéric Silvestre / LEAP / UNamur

Une analyse chronophage

De retour au laboratoire à l’UNamur, ce sont des dizaines d’heures de films qu’il faut analyser. « Je me suis servie d’un logiciel capable de détecter le poisson dans l’image. Avant le lancement de l’analyse proprement dite, de nombreux réglages sont effectués. Ensuite, le logiciel passe chacune des vidéos en revue, et indique la distance parcourue par chaque poisson, sa vitesse, le nombre de cases qu’il a traversées », explique Dre Valentine Chapelle.

« Comme les vidéos ont été prises sur le terrain, la luminosité variait d’un film à l’autre. Or, le logiciel détectait le poisson dans certaines conditions de lumière et pas dans d’autres. Pour chaque poisson, j’ai donc dû adapter les paramètres, puis vérifier que les résultats collaient avec réalité. Cela a pris beaucoup de temps. »

Données comportementales, génétiques et épigénétiques

Retournons un instant dans les mangroves. Après avoir passé les deux tests comportementaux, chaque poisson est anesthésié, mesuré, pesé et un petit bout de nageoire est prélevé pour réaliser une analyse génétique et épigénétique (l’épigénétique régule l’expression des gènes en fonction des conditions extérieures). Ensuite, ils sont relâchés à leur lieu de capture.

Les données épigénétiques nécessitent un séquençage après avoir appliqué à l’ADN un traitement au bisulfite de sodium. « La méthylation de l’ADN se place exclusivement au niveau des cytosines, qui sont l’un des 4 nucléotides (A (Adénine), T (Thymine), G (Guanine), C (Cytosine)). Lors du traitement bisulfite, les cytosines méthylées ne bougent pas, mais celles qui sont dénuées de méthylation sont transformées en thymine. »

« Cela permet de comparer la séquence épigénétique avec la séquence génétique. Dans le séquençage épigénétique, là où on s’attendait à avoir une cytosine mais que l’on observe une thymine, on sait que la cytosine de l’ADN de base n’était pas méthylée. » A savoir que la méthylation de l’ADN agit comme un interrupteur et éteint le gène concerné, l’empêchant de s’exprimer.

« Nous disposons désormais de toutes les données de méthylation du génome du poisson. Ma thèse, que j’ai défendue avec succès en mars 2023, a exploré l’hypothèse suivante : même quand on a des poissons issus d’une même lignée, avec quasi le même génome, il peut y avoir des différences au niveau de la méthylation. Et celles-ci viennent influencer l’expression de certains gènes et créer des différences de n’importe quel phénotype : morphologique, comportemental, etc. », explique Valentine Chapelle.

Lien entre variabilité et habitat

« Les 4 populations de Rivulus étudiées avaient chacune un niveau différent de diversité génétique. Prenons Emerson Point : c’est l’endroit où il y a le moins de mâles par rapport aux hermaphrodites. C’est donc là où il y a le moins de diversité génétique : il s’agit presque d’une population clonale tellement les ADN sont proches. Mais d’un autre côté, nous avons observé au sein de cette population beaucoup de variabilité épigénétique : il y avait autant de méthylation de l’ADN qu’au sein de la population de Rivulus de Twin Cayes, laquelle se caractérise par une très grande variabilité génétique. »

« C’est assez surprenant. Cela signifie que les marques de méthylation de l’ADN peuvent être indépendantes de la séquence d’ADN », analyse Dre Chapelle.

« Notre hypothèse est que cette méthylation de l’ADN résulte de différence d’habitats. Cela fait partie des perspectives de mon travail. Lors des prochaines analyses de terrain, le laboratoire LEAP va collecter des données environnementales et les inclure dans les analyses. »

Frédéric Silvestre lors de la capture de Rivulus dans les mangroves © LEAP / UNamur

L’épigénétique, médiatrice du comportement 

Par ailleurs, la population d’Emerson Point est celle qui, des 4 populations étudiées, présente le plus d’individualités. Autrement dit, les individus sont très différents les uns par rapport aux autres du point de vue de leur comportement, alors que c’est une population d’individus quasiment identique du point de vue génétique.

Les variabilités de méthylation, sont-elles liées à des variabilités comportementales ? Des travaux complémentaires sont nécessaires pour y répondre, lesquels viendront compléter l’étude d’enrichissement réalisée par Valentine Chapelle. « C’est-à-dire que j’ai pris toutes les cytosines où la méthylation variait beaucoup entre les poissons, et je suis allée voir à quels gènes elles étaient associées. Et à quels processus, ces gènes étaient associés. De nombreuses fonctions sont ressorties comme la perception visuelle de l’environnement, le métabolisme hormonal. Trouver un lien direct entre certaines cytosines et le comportement du Rivulus fait partie des travaux du futur », conclut-elle.

 

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