Les ados malléables face à la garde alternée

13 février 2023
par Laetitia Theunis
Temps de lecture : 5 minutes

Comprendre le vécu des enfants de parents séparés, vivant en alternance chez leur père et chez leur mère. C’est l’objectif du projet MobileKids, une recherche menée pendant 5 ans par une équipe dirigée par la Pre Laura Merla, sociologue de la famille et chercheuse à l’Institut d’analyse du changement dans l’histoire de la société contemporaine de l’UCLouvain. Sous sa supervision, Dre Bérengère Nobels, alors doctorante, a réalisé des entretiens approfondis avec 10 filles et 11 garçons âgés de 10 à 16 ans vivant en Fédération Wallonie-Bruxelles. Il ressort que la garde alternée, contrairement à une idée répandue, n’est pas vécue négativement. Et que ces jeunes développent des compétences, des stratégies ainsi que des manières d’être et de faire spécifiques à ce mode de vie multilocal. S’aménageant de la sorte une routine et des repères rassurants dans leur mode de vie nomade.

Alors que quelque 60 % des enfants belges vivent au sein d’une famille nucléaire classique, avec papa et maman sous le même toit, 40 % évoluent dans une famille divorcée ou séparée. Parmi ceux-ci, 4 sur 10 vivent exclusivement avec la mère et 1 sur 10 exclusivement avec le père; 2 sur 10 habitent majoritairement chez la mère en passant un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires chez le père. Enfin, 3 sur 10 sont dans une situation de garde alternée : ils passent environ la moitié du temps chez chaque parent. C’est à ce dernier profil que s’est consacrée l’étude MobileKids, financée par une bourse européenne ERC Starting Grant.

Des îles parentales au contour variable

L’univers familial de l’enfant a été abordé sous la forme d’une métaphore. Celle d’un archipel formé de deux îles : l’île de la mère et l’île du père. « En effet, il ressort des discussions avec les enfants qu’ils fréquentent et vivent sur deux îles parfois très différentes, mais formant un tout dans leur expérience, comme reliées sous la forme d’un archipel », explique Pre Merla.

Une fois séparés, certains parents souhaitent rompre autant que possible les liens, alors que d’autres s’entendent très bien. Les sociologues ont ainsi défini 5 types d’îles parentales, dont les deux extrêmes sont l’île forteresse et l’île ouverte.

Le parent vivant dans la première dresse des frontières les plus étanches possibles avec son ex-partenaire. «  Il refuse que des objets de son propre domicile partent de l’autre côté, et que ceux du domicile de son ex-partenaire rentrent dans son habitat. Il fait en sorte que seul l’enfant circule entre les deux foyers. La communication est très limitée quand l’enfant n’est pas là : il ne va pas chercher à l’appeler quand il est chez l’ex-partenaire. De même, il refuse que ce dernier appelle l’enfant pendant la semaine où il est chez lui. Il va tenir très strictement le calendrier de l’alternance : pas question que l’enfant vienne un jour où cela n’est pas prévu », poursuit Pre Merla.

Quant au parent représenté par une île ouverte, il se situe à l’extrême opposé de l’échiquier. «  Les objets peuvent circuler d’un domicile à l’autre comme bon semble à l’enfant, on communique dans tous les sens, et il n’y a aucun souci à ce que l’enfant débarque à l’improviste pour venir dire bonjour ou rechercher quelque chose. »

Entre ces deux extrêmes, il y a des îles entourées de frontières plus ou moins négociables entre enfants et parents.

Développement de stratégies de contournement

Les chercheuses ont observé que les enfants ne sont pas totalement contraints par le modèle adopté par leurs parents. Et qu’ils développent des stratégies propres.

«Quand il n’y a pas de frontière, certains en créent  : ils évitent de faire circuler des objets entre les deux îles, car ils ont besoin de pouvoir clairement distinguer l’espace-temps maternel de l’espace-temps paternel. D’autres, dans un contexte d’île forteresse, vont s’arranger pour parvenir à faire circuler certains objets. Par exemple, en portant sur soi, plutôt que de le mettre dans un sac, un pull issu de la garde-robe paternelle, dont sa mère refuserait qu’il rentre chez elle », analyse Pre Merla.

Emporter trop ou rien

L’enfant s’appuie sur les objets du quotidien, en particulier sur ses effets personnels, pour ordonner leur monde en mouvement. Et le fait de deux façons : soit en emportant trop avec lui lors de sa migration entre ses deux foyers, soit en n’emportant rien.

« Certains enfants passent du logement d’un parent à celui de l’autre parent avec un gros sac rempli d’affaires, contenant plus de vêtements que nécessaire pour la semaine, ou encore chargé d’une trousse de toilette alors qu’ils pourraient très bien disposer d’un shampoing et d’un dentifrice chez chaque parent. Il y a même des enfants qui trimbalent leur PlayStation d’un foyer à l’autre. Cela a un poids en termes de logistique, mais en même temps, ces objets rassurent les enfants dans leur vie en mouvement. L’exemple typique, c’est le jeune qui va systématiquement avoir son casque autour du cou ou prendre la vareuse de son joueur de foot préféré », explique Pre Merla.

« A côté, et cela vient bousculer les représentations, il y a des enfants qui n’emportent rien de significatif pour eux. En fixant les objets dans les deux domiciles, cela leur évite l’encombrement du sac et la charge mentale de la logistique. En effet, si les choses sont stables de chaque côté, il n’y a pas besoin de réfléchir à que prendre avec soi quand on va d’un foyer à l’autre. Aussi, cela leur permet de retrouver à chaque fois un lieu familier, la chambre dans l’état dans lequel ils l’avaient laissée. »

A chacun sa tactique

« Ils le font selon différentes logiques. Certains essaient de répartir équitablement leurs affaires des deux côtés : si les parents leur laissent la latitude pour gérer la circulation des vêtements, ils vont garder le même nombre de pulls dans chaque foyer. Si l’enfant a une tablette et une console portable : il va en laisser l’une chez un de ses parents et l’autre chez le second parent. L’idée sous-jacente est de ne pas créer un déséquilibre en faveur d’un des deux lieux d’habitation. »

Il y a aussi des enfants qui essaient de reproduire à l’identique leur milieu chez chaque parent. « Ils vont décorer leur chambre de leur même manière, avec les mêmes types de couleurs et d’affiches murales. Et essayer de négocier pour avoir des jeux équivalents. »

En parallèle, il y a également des enfants qui apprécient avoir des choses différentes dans chaque foyer. « Cela leur permet de faire des choses différentes d’un côté et de l’autre, voire d’être quelqu’un de différent. Cela peut être très apprécié au moment de l’adolescence, quand le jeune se teste beaucoup », conclut Pre Merla.

Avec Bérengère Nobels, elle publie les résultats de cette recherche dans « “Deux ‘maisons’, un ‘chez-soi’? Expériences de vie de jeunes en hébergement égalitaire », chez Academia L’Harmattan.

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