Une croyance fausse, fondée sur des accusations sans preuve. Telle est la définition d’une théorie du complot dans le langage courant. Pourtant, dans le monde académique, il n’existe pas de consensus scientifique sur l’interprétation de cette étiquette. Et pour Kenzo Nera, aspirant FNRS au CeSCuP (“Center for social and cultural psychology” – ULB), cela pose de plus en plus un problème.
Ses dernières recherches révèlent que plus les gens croient en ces théories, plus l’emploi de cette expression est condamné, notamment en raison du flou de sa définition. Des résultats qui amènent à réfléchir à la manière d’aborder la problématique du complotisme au sein de la société.
La théorie du complot est un complot
L’étude de Kenzo Nera, Pit Klein (CeSCuP-ULB) et Sarah Leveaux (Université Lumière Lyon 2), s’est penchée sur la dénomination « théorie du complot », et sa réception auprès du public. Plus précisément, les trois chercheurs se sont demandés si adhérer à une vision du monde complotiste était lié à un refus de cette expression.
Pour le savoir, ils ont mené une enquête par questionnaire auprès d’un échantillon d’un millier de personnes. Ils ont analysé le niveau d’adhésion des répondants à une vision du monde où les complots sont omniprésents, sur une échelle de 1 (pas du tout d’accord) à 5 (totalement d’accord). Puis ont évalué comment ce degré de croyance participait au rejet de l’étiquette.
Les psychologues rapportent ainsi que plus les personnes adhèrent à une telle vision du monde, plus elles dénoncent cette expression. Certains consentent même à l’idée que l’expression en elle-même est un complot. « Pour certains, la formule aurait été délibérément inventée par les élites, dans le but de discréditer la dissidence et les lanceurs d’alerte. On parle dans notre étude de méta-théories du complot », précise Kenzo Nera.
Pour d’autres répondants, ce rejet s’expliquerait par l’adoption d’une vision particulariste des théories du complot. « Une partie estime, en effet, que ce terme est inadéquat, car il ne fonctionne pas comme catégorie générale. Ces personnes pensent généralement que c’est un terme fourre-tout, réunissant des théories trop diverses. Il serait du coup impossible de tirer des conclusions générales concernant leur (ir)rationalité », explique le doctorant.
Quatre critiques en particulier ressortent dans leurs réponses : la formule poserait un problème historique (de véritables conspirations se produisent), conceptuelle (l’étiquette n’a pas de définition claire), normative (l’étiquette a une connotation négative), politique (l’étiquette est militarisée par les détenteurs du pouvoir).
Lutter contre le complotisme passe aussi par le langage
Identifier les raisons pour lesquelles les gens sont hostiles à cette expression, y compris ceux qui n’ont pas ce genre de croyances, est utile si l’on veut lutter efficacement contre le complotisme.
« Les théories du complot ne sont pas seulement des croyances, ce sont aussi des discours sur ces croyances. Aussi, d’après ces résultats, il apparaît important de définir clairement, sans ambiguïté, les termes tels que “complots”, “complotisme”, ou “théorie du complot”, quand on aborde ces sujets. Cela pourrait régler les problèmes conceptuels et historiques, voire normatifs et politiques, que l’expression pose aux gens », soutient le chercheur.
« Or, à l’heure actuelle, il n’existe pas de définition du concept qui fasse consensus. Pour moi, comme pour d’autres auteurs, ces théories se caractérisent par le fait qu’aucune preuve solide ne les corrobore, ce sont des suspicions stéréotypées (toujours les mêmes coupables, les mêmes arguments, etc.) qui vont davantage insinuer le doute sur la version officielle que proposer une autre interprétation vérifiable. »
Mais pour une autre minorité d’auteurs, il reste difficile de distinguer une théorie du complot « injustifiée », d’une vraie accusation de complot. C’est-à-dire un projet plus ou moins répréhensible d’une action menée en commun et secrètement.
« Et il est vrai que, parfois, il est difficile de les départager, notamment dans les domaines politiques ou géopolitiques ». Le scandale du Watergate en est un bon exemple. Les investigations journalistiques, et l’enquête du Sénat, sont finalement parvenues à dévoiler la vérité sur ce complot. Amenant le Président Nixon à démissionner.
Comprendre plutôt que juger les complotistes
Les problèmes de connotation négative et d’instrumentalisation de l’expression sont également une réalité pour le psychologue : « J’ai l’impression que les théories du complot sont vraiment devenues un objet de moquerie dans le grand public. Et le terme ‘complotiste’ est parfois exploité pour stigmatiser les personnes qui y croient. Notons que ces croyances sont statistiquement associées à un plus faible niveau socioéconomique. »
Pour le doctorant, le fait que ces croyances sont davantage présentes dans les groupes défavorisés pourrait potentiellement s’expliquer par certains bénéfices psychologiques du complotisme :
« Une hypothèse de recherche que j’étudie actuellement est la suivante : notre société valorise fortement l’idéologie méritocratique, c’est-à-dire l’idée que tout un chacun peut, s’il travaille dur, s’élever dans la société. Une conséquence possible de cette idéologie est que les personnes qui ne parviennent pas à s’élever socialement se retrouvent culpabilisées de leur situation. Et le complotisme, en tant qu’idéologie, constitue un récit explicatif des inégalités sociales davantage séduisant : les élites se retrouvent accusées de tous les maux. »
« Dans tous les cas, accabler les personnes qui approuvent des théories du complot ne constitue pas un moyen efficace de lutter contre le phénomène. Au contraire, on risque de les conforter dans leurs idées. »
Pointer les dangers de ces théories pour la démocratie sans apporter de définition précise au concept, ni d’explications sur ce qui incite les citoyens à y croire, serait donc stérile. « Je pense que tenir un discours critique et non-complotiste sur nos institutions et leur fonctionnement quand on aborde le complotisme pourrait vraiment aider à lutter contre celui-ci », conclut Kenzo Nera.