Alors que l’océan Arctique se réchauffe plus rapidement que la moyenne mondiale et que la banquise se réduit à peau de chagrin, il est peu probable que la surface d’eau libre nouvellement exposée soit le théâtre d’une expansion de phytoplancton. En effet, cette couche superficielle connaîtra une forte limitation en azote, un élément indispensable à la croissance de ces petites algues. C’est ce qu’ont conclu les membres d’une équipe internationale de scientifiques, dont François Fripiat du Laboratoire de Glaciologie de l’Université libre de Bruxelles, après avoir examiné l’histoire des sources et du taux d’approvisionnement en azote à la surface de l’océan Arctique.
Des sels nutritifs abondants exclusivement en profondeur
La banquise s’accroît naturellement en hiver et rétrécit en été. Au cours des dernières décennies, cependant, le réchauffement climatique a provoqué un déclin rapide de la couverture de banquise estivale. En 2021, elle n’est plus que la moitié de ce qu’elle fut en 1979.
À mesure que la banquise fond, un raccourci logique fait envisager que le phytoplancton – lequel forme la base des réseaux trophiques arctiques – devrait bénéficier d’une plus grande disponibilité de lumière.
« Mais il y a un hic, le phytoplancton a également besoin de sels nutritifs pour se développer, et les sels nutritifs ne sont abondants qu’en profondeur, au-delà de la portée du phytoplancton qui vit en surface », explique Pr François Fripiat.
L’histoire de la stratification de l’océan Arctique racontée par des carottes
La capacité du phytoplancton à acquérir ces nutriments dépend du niveau de stratification de l’océan supérieur. Les 200 mètres supérieurs de l’océan sont constitués de couches d’eau distinctes de densités différentes, déterminées par leur température et leur salinité.
Cette recherche montre également comment l’approvisionnement en azote de l’Arctique a changé depuis la dernière période glaciaire. À l’aide de carottes de sédiments de l’océan Arctique, les scientifiques ont mesuré la composition isotopique de l’azote organique piégé dans les fossiles calcaires de foraminifères (plancton qui a cru dans les eaux de surface, puis est mort).
Là où les océans se rencontrent
L’océan Arctique est le lieu de rencontre de deux grands océans: le Pacifique et l’Atlantique. Dans l’ouest de l’Arctique, les eaux de l’océan Pacifique s’écoulent vers le nord à travers le détroit peu profond de Béring qui sépare l’Alaska de la Sibérie. En arrivant dans l’océan Arctique, l’eau relativement douce du Pacifique s’écoule sur l’eau plus salée de l’Atlantique. Par conséquent, la partie supérieure de la colonne d’eau de l’ouest de l’Arctique est dominée par l’azote provenant du Pacifique et est fortement stratifiée.
Cependant, cela n’a pas toujours été le cas. « Au cours de la dernière période glaciaire, lorsque la croissance des calottes polaires a abaissé le niveau de la mer, le détroit de Béring n’existait pas », explique Daniel Sigman, professeur de sciences géologiques et géophysiques à l’Université de Princeton. À cette époque, le détroit de Béring a été remplacé par le pont terrestre de Béring, une liaison terrestre entre l’Asie et l’Amérique du Nord qui a permis la migration des humains vers les Amériques.
Le rôle majeur du détroit de Béring
Sans le détroit de Béring, l’Arctique n’aurait été alimenté que par les eaux atlantiques, et les données isotopiques le confirment. « À la fin de l’ère glaciaire il y a 11 500 ans, alors que les calottes polaires fondaient et que le niveau de la mer montait, les données montrent l’apparition soudaine d’azote du Pacifique dans le bassin Arctique de l’Ouest, preuve de l’ouverture du détroit de Béring. Nous nous attendions à voir ce signal dans les données, mais pas si clairement! », explique Daniel Sigman.
Ce n’était que la première des surprises. En analysant les données, Jesse Farmer s’est également rendu compte qu’avant l’ouverture du détroit de Béring, l’Arctique était moins stratifié qu’actuellement. Ce n’est qu’avec l’ouverture du détroit de Béring que l’ouest de l’Arctique s’est fortement stratifié, comme en témoigne le début de la limitation en azote pour le phytoplancton dans les eaux de surface. En s’éloignant du détroit de Béring vers l’est, l’eau du Pacifique est diluée, de sorte que le centre et l’est de l’Arctique sont dominés par les eaux de l’Atlantique et le degré de stratification y est relativement plus faible.
Variations liées au climat
Les chercheurs ont découvert que la limitation de l’azote et le degré de stratification variaient avec le climat. Comme dans l’ouest de l’Arctique, la stratification était faible au cours de la dernière période glaciaire, lorsque le climat était plus froid. Après l’ère glaciaire, la stratification du centre de l’Arctique s’est renforcée, atteignant un pic il y a environ 10 000 à 6 000 ans, une période de températures naturellement plus chaudes dans l’Arctique appelée « maximum thermique de l’Holocène ».
Depuis lors, la stratification du centre de l’Arctique s’est affaiblie, permettant à suffisamment d’azote en profondeur d’atteindre les eaux de surface pour dépasser les besoins du phytoplancton.
Pas de boom de phytoplancton
Le réchauffement climatique a ramené rapidement l’Arctique au climat du maximum thermique de l’Holocène. Alors que ce réchauffement se poursuit, certains scientifiques ont prédit qu’une réduction de la couverture de banquise améliorerait la productivité du plancton arctique en augmentant la quantité de lumière atteignant l’océan de surface.
Les nouvelles informations historiques acquises par Jesse Farmer et ses collègues suggèrent qu’un tel changement est peu probable pour les eaux du bassin ouvert de l’ouest et du centre de l’Arctique. L’ouest de l’Arctique restera fortement stratifié en raison de l’afflux persistant d’eau du Pacifique à travers le détroit de Béring, tandis que le réchauffement renforcera la stratification dans le centre de l’Arctique. Dans ces deux régions océaniques ouvertes, un apport d’azote faible est susceptible de limiter la productivité du phytoplancton, ont conclu les chercheurs.
« Une stratification plus importante de l’océan Arctique a des conséquences sur la productivité, et donc sur les réserves halieutiques, mais également sur le devenir du couvert de banquise. En effet, la stratification de l’océan Arctique isole les eaux froides de surface, où la banquise se forme, des eaux chaudes sous-jacentes d’origine atlantique. Le réchauffement en cours entraînera donc une diminution du flux de chaleur océanique vers la surface qui devrait ralentir la diminution du couvert de banquise », conclut François Fripiat.