Quinze chercheurs des universités de Grenoble, Lomé, Louvain, Montréal et Ottawa témoignent des réactions qui se tissent entre humains et végétaux dans les deux volumes de l’«Anthropologie du végétal», parus aux éditions Academia dans la collection «Investigations d’anthropologie prospective».
Ces anthropologues, spécialistes des plantes, ont notamment observé les relations entre des cultivateurs du Cap-Vert et la canne à sucre. La sociabilité des pommes de terre au Pérou. Le regain d’intérêt pour la culture du café au Kivu (RDC). L’usage de plantes à pouvoir par des chamanes en Amazonie. L’impact des cycles lunaires sur le travail d’agriculteurs français. Les rapports entre les maraîchers d’une coopérative wallonne et des dizaines de variétés de légumes. Les liens intimes d’herboristes-tisanières bruxelloises avec leurs plantes.
Philosophe des sciences, professeur à l’ULB et chercheur qualifié du Fonds national de la recherche scientifique (FRS-FNRS), Quentin Hiernaux commente avec Pierre-Joseph Laurent, professeur à l’UCLouvain, membre de la Classe des lettres et sciences morales et politique de l’Académie royale de Belgique, les descriptions, les réflexions des anthropologues.
Le tournant végétal
«Les chapitres du livre explorent une variété de positionnements de chercheurs dans leurs confrontations aux plantes», explique le Pr Laurent. «Expérimenter par soi-même la forêt dans sa totalité. Témoigner d’un savoir-faire en matière de canne à sucre ou de plantes maraîchères. Contester et dénoncer le tout naturaliste de certains chercheurs. Relativiser les points de vue. Découvrir avec bonheur, dans un moment de basculement, l’importance du pin colonnaire pour les Kanaks de Nouvelle-Calédonie. Ou encore se rapprocher de la manière de penser d’interlocuteurs humains, plantes ou arbres. Cela reste, par une habile contextualisation, que l’anthropologue spécialiste des plantes peut au mieux amener le lecteur à comprendre, par exemple, le goût amer de cette fameuse boisson sirotée avant le lever du soleil par les Indiens Achuar en Amazonie.»
Le Pr Hiernaux relève que «le tournant végétal a émergé depuis une quinzaine d’années en philosophie et se manifeste désormais aussi en sciences sociales. L’anthropologie s’en préoccupe, comme en témoigne ce collectif. Reconnaître une telle interaction avec le végétal comme agent plutôt que comme une ressource est difficile en Occident. Peut-être parce que dans nos cultures cela renvoie à la sorcellerie. Comme l’indiquent plusieurs textes – en particulier les chapitres sur les paysans français, les herboristes-tisanières bruxelloises et les permaculteurs belges axés sur le développement durable et le respect des écosystèmes – la dichotomie occidentale qui voudrait que la culture soit une affaire d’humains par, pour et entre humains, ne tient pas. Même en Europe.»
Une autre approche
Camille Pée, du laboratoire d’anthropologie prospective de l’UCLouvain, base ses observations sur ses années de formation d’herboriste. «Je me suis rendu compte qu’au-delà d’une connaissance rigoureuse des plantes, mes amis avaient une approche autre du végétal. Ils vivent des relations intimes avec les plantes. Communiquent avec elles. Et adaptent leurs comportements – notamment lors du moment de la cueillette – en fonction des intentions que la plante leur a exprimées. En vivant leur quotidienneté dans une sorte d’enlacement avec le monde végétal, ils ressentent des émotions et font monde commun avec ce dernier.»
Membre du même laboratoire, le doctorant en anthropologie Nicolas Loodts s’appuie sur un long travail d’observation dans un réseau de producteurs de fruits et légumes biologiques localisés principalement en Wallonie. «Les plantes peuvent constituer un signe, une autre inconnue à découvrir. Ou une partenaire compétente avec laquelle travailler. Elles sont à la fois des produits et des objets de soins», pense-t-il.
Recréer un monde commun
Dans ce collectif de la ferme maraîchère en agroécologie, les plantes ne sont plus fauchées, mais enfouies pour servir d’engrais. «L’usage des engrais verts implique de confier le travail de décompactage du sol à la plante», explique le chercheur. «La plante se fait jardinière.»
«Se mettre au contact des plantes, travailler avec elles, permet, même pour un novice, la prise en compte d’autres temporalités et, in fine, d’autres réalités. À l’heure de la catastrophe climatique et écologique, les plantes sont une invitation pour tenter de recréer un monde commun pour humains et non-humains.»