Longtemps les historiens ont négligé, parfois même ignoré, la vision des chants populaires. Pour décrire l’ambiance qui régnait au Rwanda avant son indépendance en 1962, Jean-Baptiste Nkulikiyinka s’appuie sur six chansons du musicien et conteur Joseph Bizuru. Enrichie de photos, son analyse «L’écho des monts et vallées» est proposée gratuitement en ligne par l’Africa Museum. Un des dix établissements scientifiques fédéraux coordonnés par Belspo.
«Jean-Baptiste Nkulikiyinka est loin d’être un néophyte dans le domaine culturel musical rwandais», précise Anne Cornet, cheffe de travaux à l’Africa Museum. «Ancien directeur du Ballet national du Rwanda, puis fondateur et chorégraphe de la troupe de danseurs et musiciens Isonga, il collabore depuis 1999 avec la section d’ethnomusicologie du musée.»
«L’ouvrage est d’autant plus intéressant qu’il est centré sur le point de vue des milieux populaires ruraux et non sur celui du colonisateur ou des classes dirigeantes rwandaises. L’expression populaire de la chanson n’est pas maîtrisée par le colonisateur, qui ne perçoit pas toujours les procédés ingénieux auxquels recourt cette littérature orale pour le critiquer impunément. Ni les mises en cause de toute une série de politiques coloniales.»
L’image des Blancs
Très connu dans les campagnes rwandaises des années 1950, Joseph Bizuru chante, avec humour et moquerie, l’arrivée des Belges qui gouvernent son pays après les Allemands, chassés en 1916. Son répertoire évoque les changements politiques. Les rivalités entre gouvernements. Les luttes anti-épidémies. Le combat contre les sectes qui contestent la présence des Européens. Les peines corporelles et les emprisonnements.
Les colonisateurs portent souvent des surnoms inventés par la population. «Tout ce qui frappe l’esprit reçoit un nom en guise de réaction à sa présence», explique le chercheur. Des exemples? «Celui-qui-pète-le-feu» pour un administrateur territorial très actif, menant durement les fonctionnaires sous ses ordres. «Celui-qui-cherche-noise-à-plusieurs-personnes-l’une-après-l’autre» est un chef au caractère difficile et querelleur. «Nous-le-mettrons-en-prison» pour un administrateur qui a tendance à emprisonner arbitrairement.
Jean-Baptiste Nkulikiyinka transcrit et traduit en français les chants des apiculteurs pendant leurs longues marches pour placer des ruches dans de hautes branches. Des laboureurs aidant leurs voisins pendant les semailles. Des éleveurs qui habituent les vaches à accepter un veau qui n’est pas le leur ou qui récoltent des plantes, aux vertus magiques, pour leur bétail. Des piroguiers évoluant sur le lac Kivu, entre la République du Rwanda et la République démocratique du Congo. Des voyageurs qui troquent leurs produits contre des vivres, du bétail.
Des rapports dramatiques avec les femmes rwandaises
Le dernier chant relate les relations matrimoniales, tissées ou imposées, par des coloniaux. Des familles rwandaises donnent leur fille en mariage, sans son consentement. Contre des génisses, des pagnes, quelques francs… «Ces relations, qui furent tour à tour tolérées puis condamnées par les autorités coloniales, furent souvent pénibles et ont débouché sur de nombreux drames familiaux et humains», souligne le chercheur. «En effet, la plupart des coloniaux qui s’étaient unis à des femmes africaines les ont abandonnées lorsqu’ils devaient retourner en Europe au terme de leur carrière africaine.»
«Mais plus grave encore, beaucoup parmi les enfants qu’ils ont eus avec ces femmes furent abandonnés à leur sort.» La littérature évoquant ces Africaines et leurs enfants est abondante.
Les tourments de Nyirakayonde
Le chant de Joseph Bizuru raconte les tourments de Nyirakayonde pendant les premières années du XXe siècle. La jeune fille tutsie du nord du Rwanda est demandée en mariage par l’administrateur colonial Léon Borgers. Un Belge qu’elle ne connaît pas. Dont elle ignore la langue.
Le chercheur confronte cette chanson avec des travaux scientifiques récents. Et le «Bon baiser de la colonie» de la cinéaste-réalisatrice Nathalie Borgers, petite-fille de Léon Borgers. Ce documentaire lève le voile sur un secret familial. Le grand-père a eu 3 enfants métis au Rwanda. Suzanne, l’aînée. Jacques et Jean.
«En visionnant le film de Nathalie et en écoutant Suzanne et son frère Jacques, on sent une amertume compréhensible et justifiable dans leurs paroles», relève Jean-Baptiste Nkulikiyinka. «De plus, Suzanne, qui a le plus souffert de cette situation, a le regard figé comme si, par moments, elle rentrait en elle-même. Les propos pleins d’amertume, les regards figés ou pathétiques des yeux bleus, on les rencontre chez tous les mulâtres qu’on a rebaptisés métis».