C’était le tout dernier coup de grattoir avant de passer à la phase suivante de fouilles. C’est alors que le technicien à l’œuvre croit reconnaître une dent humaine et en envoie immédiatement la photo à Grégory Abrams, superviseur des fouilles à la grotte Scladina, près d’Andenne. Un coup d’œil sur le cliché suffit : un Néandertalien ! Encore un. Sa couche stratigraphique (fin du Paléolithique moyen) et la datation au carbone 14 indiquent qu’il provient de la période charnière caractérisée par la disparition des Néandertaliens et l’arrivée des Hommes modernes. « C’est dans ce type de vestige que l’on pourrait trouver des traces génétiques de leur rencontre. » Autre point d’intérêt : la dent semble avoir été digérée par un carnivore.
Le dernier bastion des Néandertaliens
L’an dernier, une autre molaire avait été mise au jour à Scladina. Si les premières estimations de datation lui donnaient un âge de 45.000 ans, les dernières études la vieillissent de 5000 ans. Son propriétaire aurait donc foulé la surface de la planète il y a quelque 50.000 ans.
La dent récemment découverte était quant à elle dans une couche stratigraphique plus jeune. Les premières analyses au 14C l’estiment âgée de 45.000 ans. « Cela la place dans la période charnière entre Néandertaliens et Hommes modernes, les seconds succédant aux premiers. En effet, 45.000 ans avant notre ère, l’Homme moderne est déjà présent en Europe Centrale et en Europe de l’Est. 2000 ans plus tard, on retrouve des traces d’Hommes modernes en Autriche et en Allemagne. Il leur a certainement fallu moins de 2000 ans supplémentaires pour venir dans l’ouest de l’Europe… Dès lors, la grotte Scladina serait en quelque sorte un des derniers bastions des Néandertaliens avant leur disparition», explique Dr Grégory Abrams.
Une datation génétique
Il est important de noter qu’on touche ici aux limites de la méthode de datation par carbone 14. En effet, la période de demi-vie de cet isotope étant de 5.730 ans, la quantité de 14C demeurant dans un échantillon est divisée par deux tous les 5.730 ans. Dès lors, après 40.000 ans, il n’en reste plus qu’une quantité infime, rendant la datation peu précise par cette méthode.
De plus, la moindre petite contamination peut faire varier le résultat. « Il y a quelques années, avec mon collègue dateur, nous avons ré-échantillonné des restes de Néandertaliens précédemment datés. En retirant les contaminants, certains se sont révélés être des milliers d’années plus vieux qu’on ne le pensait. »
Pour contourner ces limites, les archéologues ont de plus en plus souvent recours à la technique de l’horloge moléculaire pour la datation. « Grâce à des sites archéologiques très bien datés, il a été possible d’appréhender le rythme d’émergence des mutations génétiques. Dès lors, en fonction du nombre de mutations décelées dans le génome de l’individu portant la nouvelle dent, on devrait être capable de lui donner un âge plus précis que le résultat de la méthode C14. »
Cette analyse génétique sera réalisée à l’Institut Max Planck (Leipzig, Allemagne), détenteur de la plus grande base de données génétiques de cette période de la Préhistoire.
Sexe et filiation
Le séquençage complet du génome y sera réalisé, tout comme celui de la molaire découverte en 2022. « En fonction de l’état de conservation de l’ADN mitochondrial et nucléaire, le sexe de l’individu pourrait être déterminé. »
« On peut aussi espérer avoir des informations sur sa filiation génétique. En effet, pour cette période de temps, pas moins de 16 Néandertaliens ont été retrouvés en Belgique. Cette grosse concentration de Néandertaliens sur un petit territoire en fait l’une des zones les plus riches au monde. Et tous, sauf un, ont été séquencés par l’Institut Max Planck et sont repris dans leur immense base de données, rendant possibles les études de filiation entre les individus. Et permettant de voir si, durant cette période de grands courants migratoires, le Néandertalien propriétaire de la dent est plus proche de ceux du Sud de l’Europe ou de l’Est de l’Europe. »
Aussi, la période étant charnière, on pourrait avoir d’éventuelles traces génétiques de métissage entre les derniers Néandertaliens et les premiers Hommes modernes.
La preuve d’un Néandertalien dévoré par un carnivore ?
Autre découverte : l’altération de la surface externe de la dent pourrait résulter de l’action d’acide gastrique. Autrement dit : la dent aurait été partiellement digérée par un carnivore comme l’hyène des cavernes. Cet animal a laissé, dans la grotte Scladina, de nombreux témoignages de ses passages répétés.
Découvrir une portion d’humain dévorée par un carnivore, ce n’est pas fréquent. « Jusqu’à présent, un seul individu, découvert à Fonds de Foret (commune de Trooz), était dans le cas. Sur une section de son fémur, des traces des dents des carnivores qui l’ont rongé ont été observées », explique Dr Abrams, également conservateur de l’EMA (Espace muséal d’Andenne).
« On peut estimer si les traces sont péri- ou post-mortem. Mais par contre, il est impossible d’affirmer – comme on a pu le faire avec le cannibalisme à Goyet – qu’il s’agit d’une attaque de carnivore sur un humain vivant. Certains carnivores sont également des charognards qui auraient pu s’en prendre à une dépouille déposée sous une trop fine couche de terre. »
« Concernant la nouvelle dent découverte à Scladina, nous attendons les résultats d’études plus approfondies pour déterminer s’il s’agit bel et bien d’une dent digérée. »
En attendant, l’archéologue est en train de soumettre un projet de recherche pour se concentrer sur les restes abandonnés par les carnivores. Et voir s’il existe d’autres restes humains avec des traces de morsures ou de digestion.