L’autorité se réinvente

17 mai 2021
par Raphaël Duboisdenghien
Durée de lecture : 4 min
"Réinventer l'autorité", par Jean-Pierre Lebrun et Alain Eraly. Editions Érès. VP 14,50 euros
« Réinventer l’autorité », par Jean-Pierre Lebrun et Alain Eraly. Editions Érès. VP 14,50 euros

Le psychiatre-psychanalyste Jean-Pierre Lebrun et Alain Eraly, professeur émérite à la faculté de philosophie et sciences sociales de l’ULB, dialoguent dans «Réinventer l’autorité». Aux éditions Érès.

«J’ai vu la crise de l’autorité à l’œuvre lors des supervisions institutionnelles ou des supervisions individuelles de directeurs, de responsables, de coordinateurs, de chefs de service», raconte Jean-Pierre Lebrun, ancien président de l’Association lacanienne internationale et de l’Association freudienne de Belgique. «Il m’a semblé qu’il y avait d’emblée au moins deux dimensions à cette crise. Le volet de l’individu qui exerce l’autorité, avec ses difficultés personnelles. Et un autre volet, lui, plus collectif qui tient à l’affaiblissement de la légitimité de la place elle-même. Ces deux dimensions s’entrecroisent et finissent par rendre quasiment impossible à quiconque d’encore occuper une telle place.»

Coercition ou autorité

Pour le sociologue Alain Eraly, «certains contestent l’idée même de crise de l’autorité en soulignant la permanence de l’ordre social. Nos sociétés, disent-ils, sont très loin d’être anarchiques. L’ordre étatique et capitaliste y règne même comme jamais. La surveillance est permanente et les prisons sont surpeuplées. Cet argument s’entend bien. Mais comme nous le développons dans ce livre, il procède d’une confusion fondamentale entre l’autorité, la coercition et la domination.»

La coercition? «Dans la rue, un voyou pointe une arme sur un passant et lui demande son argent», explique le membre de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique. «Dans la cour de récréation, un élève profite de sa force pour en humilier un autre. Un employeur exerce un chantage à l’emploi afin d’extorquer un surtravail de son employé. Dans ces exemples, des acteurs profitent d’une dépendance des autres à leur égard pour imposer leur volonté. Ces derniers doivent se soumettre s’ils veulent éviter des rétorsions. Ils sont un moyen pour une fin qui leur est étrangère.»

L’autorité? «Un arbitre inflige un carton jaune à un joueur coupable d’une vilaine faute. Un enseignant sanctionne un élève qui remet une copie médiocre. Un agent de police verbalise un automobiliste qui est passé au feu rouge. Un chef de service rappelle à l’ordre un employé qui dénigre ses collègues. Tous ces responsables agissent dans le cadre de leur rôle et ils sont les garants du respect de normes communes. En sanctionnant les fautifs, ils ne poursuivent en rien leur intérêt propre, mais se bornent à accomplir leur devoir. Le pouvoir qu’ils exercent est normatif et non simplement coercitif. Il s’affirme au nom d’une institution et vise à défendre un bien commun.»

La pandémie a frappé

Le caractère systématique et violent des réactions contre les mesures pour endiguer la pandémie interpelle le psychanalyste. «Il n’y a pas de raison pour que les gouvernants soient épargnés des remises en question. Le contre-pouvoir est tout à fait légitime, mais il semble de plus en plus se confondre avec un contre le pouvoir. Et cela me paraît hautement dommageable, car cela ne peut qu’entraîner une dévalorisation de toute autorité.»

«Ce n’est pas dans le sens d’une réinvention de l’autorité que nous sommes tirés. Bien au contraire, c’est comme si nous étions encore au temps de la satisfaction de pouvoir nous débarrasser de l’autorité et de ses abus.»

Le processus est lent

Alain Eraly comprend le scepticisme du praticien namurois. «J’admets bien volontiers que le thème de la réinvention de l’autorité semble actuellement aller à contre-courant d’une dynamique culturelle fondamentale. Je persiste toutefois à penser que ceux-là mêmes qui contestent l’autorité, qui organisent objectivement son impuissance, ne souhaitent nullement son abolition.»

L’autorité se réinvente affirme le sociologue. «Assurément, le processus est lent, diffus, tâtonnant, mais il se dessine çà et là, dans la profondeur des institutions, à défaut d’être pleinement reconnu dans le débat public. Cette réinvention passe nécessairement par une réarticulation des valeurs de l’individualisme contemporain. Et des valeurs plus proprement collectives comme la lutte contre le réchauffement climatique, la biodiversité, la justice sociale, la santé, la sécurité, lesquelles supposent nécessairement d’imposer des limites à l’individualisme.»

Jean-Pierre Lebrun souscrit à la réinvention de l’autorité présentée par Alain Eraly. À la condition qu’on n’en reste pas à un idéal. «Aujourd’hui, il faudra souvent de nombreux détours, de nombreuses explications et palabres pour rappeler que l’autorité est autre chose que domination ou coercition.»

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