En Belgique, le droit à la déconnexion n’existe pas

17 août 2021
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 6 min

Depuis que le numérique a envahi nos vies, la séparation vie privée – vie professionnelle est de plus en plus ténue. Qui ne répond pas à des messages privés durant les heures de travail? Qui ne consulte pas sa boîte email professionnelle en soirée ou durant le week-end ? Conséquences : la qualité du repos est en chute libre, tandis que les médecins constatent des troubles physiques (cardiovasculaire, musculosquelettique) et psychiques associés à l’hyperconnectivité. Le droit, peut-il nous aider à remettre de l’ordre dans les deux pans de nos vies ? Fabienne Kéfer a fait le tour de la question lors d’une rencontre virtuelle organisée par Liège Creative. Professeure ordinaire et chercheuse au sein de l’Unité de recherche Cité de l’ULiège, elle investigue l’impact des technologies sur les règles de droit du travail.

Le repos, un droit légiféré

Dans la loi du 14 juin 1921, le législateur belge limite la durée du travail à un certain nombre d’heures par jour ou par semaine. Et affirme le droit à un repos de 11 heures consécutives entre deux jours de travail. Et à 35 heures de repos consécutives entre deux semaines de travail.

« L’effectivité de ce droit à ne pas travailler en dehors des heures de travail s’est effilochée ces 10-15 dernières années. Pourtant, la loi n’a pas été changée, elle n’est juste plus respectée », analyse la Pre Kéfer.

Avec la connectivité, on apprécie de jouir d’une certaine autonomie, de pouvoir travailler sans être contraint par des horaires stricts. « Mais quand on se connecte le soir ou le week-end, alors que cela n’est pas prévu dans l’horaire, l’employeur est dans l’illégalité pour ne pas avoir pris des mesures pour empêcher que ce travail s’accomplisse en dehors de l’horaire prévu », poursuit-elle.

« Chaque micro-connexion du travailleur, en dehors de l’horaire, sur son smartphone pour vérifier ses emails ou répondre à un SMS d’un collègue, c’est une prestation de travail. Et cela fait, de facto, naître un droit de repos de 11 heures consécutives. » Autrement dit, normalement, il faut attendre 11 heures après cette micro-connexion pour reprendre le travail.

Cette loi s’applique à la majorité de la population, sauf aux cadres dirigeants qui, au vu de leurs responsabilités, peuvent être dérangés n’importe quand.

Une loi non contraignante

Si, en France, le droit à la déconnexion est entré en vigueur au 1er janvier 2017, le législateur belge n’a pas voulu proclamer un tel droit.

« Par une loi du 26 mars 2018, il a préféré se limiter à encourager les entreprises à organiser une concertation sociale sur « la déconnexion au travail et l’utilisation des moyens de connexion digitaux », au sein du comité pour la prévention et la protection au travail (ou, à défaut, la délégation syndicale, sinon les travailleurs directement), à un rythme à fixer selon « les besoins de chaque entreprise », à chaque fois que les représentants du personnel en expriment le souhait », explique la Pre Fabienne Kéfer.

Cette loi n’est applicable que dans le secteur privé, et bénéficie à tous les salariés, y compris aux dirigeants. Toutefois, elle n’impose ni de trouver un accord entre parties, ni la forme de cet accord. Celui-ci peut simplement être repris sur une feuille de papier, inscrit dans un registre interne, intégré dans un règlement de travail ou sous forme d’une convention collective de travail.

« Cette loi n’est ni très utile ni très efficace, car le législateur a fait en sorte qu’elle ne soit pas assortie de dispositifs contraignants. Dans les travaux préparatoires de la loi, donc les déclarations du ministre consignées au Parlement, celui-ci suggère aux entreprises de mener « une bonne politique du personnel ». Cela relève donc davantage des bonnes pratiques DRH que de la contrainte normative. Cette loi a peu de chance de dompter, par elle-même, le phénomène d’hyperconnexion. »

Pousser sur le bouton off

Jadis, le facteur ne passait déposer le courrier qu’une seule fois par jour. Désormais, les emails affluent sans discontinuer. Les hiérarchiser, l’incapacité d’y répondre rapidement génère un stress important. Il en est de même avec les sollicitations professionnelles par SMS et par les plateformes de conversation en ligne. Difficile de se concentrer sur son travail avec tous ces appareils branchés.

« On peut donc se poser la question de comment ménager des moments où le travailleur pourrait travailler hors connexion. C’est-à-dire comment humaniser le travail plutôt que d’asservir l’humain au numérique et à ses urgences ? »

« La loi du 4 août 1996 sur le bien-être oblige les employeurs à prendre des mesures de prévention des risques psychosociaux auxquels son personnel peut se voir exposé. Déjà actuellement, ils doivent mettre en place une politique destinée à lutter contre l’oppression psychique produite par l’omniprésence du numérique, s’interroger sur l’opportunité et la faisabilité d’une déconnexion organisée (imposée ou non), et sur la nécessité de sensibiliser le personnel à l’usage raisonnable des outils numériques. Ne pas se poser ces questions pourrait être considéré comme un manquement à l’obligation générale de sécurité pesant sur l’employeur et aux obligations spécifiques liées à l’évaluation et la prévention des risques psychosociaux », analyse la Pre Kéfer.

Le travailleur a aussi son rôle à jouer, car la loi l’oblige, conformément aux instructions reçues de son employeur, à veiller à la santé d’autrui, donc à celle de ses collègues de travail. Et à utiliser correctement les outils numériques, à respecter les règles de courtoisie numérique et à s’abstenir de harceler moralement ses collègues. « Il appartient à l’employeur d’énoncer ces obligations, d’y former au besoin son personnel, et de veiller à ce qu’elles soient observées », précise la juriste.

Traiter le numérique comme les autres addictions

« Une autre piste, qui n‘existe pas encore au niveau législatif, pourrait être de mettre sur pied dans les entreprises, volontairement ou par une convention du Conseil national du travail ou encore par une loi, une politique de prévention s’inspirant de celle déjà appliquée (et obligatoire dans les entreprises du secteur privé) en matière d’alcool et de drogues », suggère la Pre Kéfer.

« Depuis une bonne dizaine d’années, les entreprises doivent réfléchir à une politique de prévention des dysfonctionnements au travail dus à l’utilisation de drogues et d’alcool. Pourquoi ne ferait-on pas la même chose à propos du numérique ? Car le numérique, c’est une addiction. Et comme celle à l’alcool, elle perturbe à la fois la vie professionnelle et familiale. »

 

 

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