Du jour de notre naissance à celui de notre mort, l’État collecte nos données privées : médicaments achetés, affiliation à un club sportif, salaire, contraventions, etc. L’Etat utilise ces données pour nous rendre des services et vérifier que nous respectons nos obligations de citoyens et de citoyennes. Avec l’avènement de l’intelligence artificielle dans le secteur public, le risque existe que des usages peu nobles en soient faits. Confier notre état de santé aux assurances ou révéler publiquement l’identité des personnes endettées ou précédemment condamnées : cela est techniquement faisable, mais est-ce démocratiquement acceptable ? Mêlant recherche de terrain et réflexions, Elise Degrave, professeure et chercheuse en droit du numérique au sein du Namur Digital Institute (NADI), investigue les usages qui sont faits de nos données. Et ce, avec un objectif en ligne de mire : faire en sorte que l’État numérique n’abîme pas nos droits humains.
Elle vient d’être élue Namuroise de l’année, section Sciences. « Ce prix, c’est de la vitamine positive pour la suite. Il révèle que, par les cours, les formations, les conférences et les interventions dans les médias, mes recherches en droit du numérique, pourtant techniques et invisibles, sont connues et appréciées du grand public. »
Lien étroit entre niveau socio-économique et vulnérabilité numérique
Afin de comprendre ce qui se passe sur le terrain, elle travaille régulièrement avec le milieu associatif, les entreprises et des responsables politiques. Puis vient le temps de la réflexion. Les dysfonctionnements numériques observés sont alors traduits en arguments juridiques. « Ensuite, je retourne sur le terrain pour agir », explique-t-elle.
Un exemple? Dans les Marolles, à Bruxelles, le vendredi matin, se réunit le Comité Humain du Numérique. Des personnes en situation précaire y viennent pour discuter des problèmes liés au numérique qu’elles rencontrent. Pour elles, un bug informatique est synonyme de crise : leur vie s’arrête, car il leur est alors impossible de demander leur allocation. « Paradoxalement, ces gens, qui sont très dépendants de l’État, sont aussi ceux qui vont être de plus en plus soumis à la numérisation. Or, ce sont aussi eux qui la maîtrisent le moins, qui n’ont pas les outils et/ou pas les compétences », s’insurge Pre Degrave.
« Ce comité m’a contacté en 2022, car il voulait rédiger un Code humain du numérique, mais ne savait pas comment faire. J’ai été époustouflée par leur projet remarquable d’intelligence et de pertinence. Nous avons travaillé ensemble pour rédiger ce code, tenu des tas de réunions d’animation, etc. Et maintenant, il crée des comités humains du numérique locaux. C’est-à-dire dans d’autres villes qu’à Bruxelles. Ainsi que des outils de sensibilisation à la problématique.»
Ce 20 juin 2024, lors de la fête de la parution, les premiers exemplaires du Code humain du numérique, fruit de 3 années de travail, seront disponibles en version imprimée.
Lutter contre les discriminations indirectes
En octobre 2023, pour la première fois, l’instauration du numérique dans les services publics a provoqué des manifestations à Bruxelles. De nombreuses associations ainsi que des institutions publiques ont milité contre l’ordonnance « Bruxelles numérique » de Bernard Clerfayt, ministre bruxellois de la transition numérique (DéFi), qui vise à mettre tous les services publics en ligne. « Au final, celle-ci est passée, mais le texte est problématique et n’est pas à l’abri d’un recours en annulation à la cour constitutionnelle », précise Pre Elise Degrave.
« J’ai aidé les associations à identifier les problèmes juridiques qui se posent. Notamment des risques de discrimination indirecte. C’est-à-dire que la mesure de mettre tous les services publics en ligne paraît neutre, alors que sur le terrain, elle nuit à certaines catégories de personnes : les personnes âgées, les personnes handicapées, les personnes pauvres, et même les … jeunes. »
« En effet, sur le terrain, on se rend compte que si les jeunes sont les champions des stories Instagram, ils sont par contre en difficulté pour mettre un CV en ligne. Et cela pose souci, par exemple, pour les jobs étudiants dans les communes. »
Des recours pour avoir accès aux infos cachées
Au cours de sa quinzaine d’années d’investigations, Elise Degrave a dû batailler à plusieurs reprises pour avoir accès à certaines informations publiques. « En principe, un chercheur a accès raisonnablement aux documents qu’il souhaite analyser. Mais dans mon domaine, dans une certaine mesure, des infos sont cachées. Le fait de m’en rendre compte me conforte dans l’idée que ça vaut la peine de creuser… »
Elle a notamment fait un recours à la CADA, la Commission d’accès aux documents administratifs pour pouvoir consulter des tableaux de base de données permettant de comprendre comment est structuré l’État.
Et continue à en faire pour avoir accès aux algorithmes du secteur public. « Il est primordial de savoir quelles données sont croisées avec quelles données. Prenons un cas fictif : pour inciter encore davantage à la vaccination, aurait-on pu suspendre les allocations de chômage d’une personne non vaccinée ? Ce n’est qu’une question de croisement de données … C’est techniquement faisable. Mais est-ce démocratiquement acceptable ? Qui décide de cela ? C’est peut-être bien l’informaticien, le technicien, le consultant… Or, ce sont les parlementaires qui doivent le décider ! Actuellement, il n’y a pas assez de lois qui encadrent précisément le numérique afin de respecter les droits des citoyens », explique Elise Degrave.
Le droit de choisir d’utiliser Internet
« Attention que le droit du numérique n’est pas là pour freiner l’innovation. Son rôle est de réfléchir à comment mettre le numérique à sa juste place pour qu’il soit durable dans le temps. En effet, si on met trop de numérique dans tout, tôt ou tard, on va devoir arrêter la machine afin de réparer tous les dégâts que cela aura causés. On aura alors perdu beaucoup de temps et beaucoup d’argent », analyse-t-elle. « Il est notamment très important de réfléchir à la manière dont on peut organiser des alternatives humaines au numérique dans les services publics. »
« Je plaide pour qu’on fasse évoluer les droits fondamentaux afin d’intégrer un nouveau droit fondamental qui serait le droit de ne pas utiliser Internet. C’est-à-dire avoir le choix de l’utiliser ou non, comme c’est le cas avec n’importe quel outil, de la tondeuse au mixer. »
« La grande difficulté, c’est de ne pas passer pour technophobe. Si on nuance l’engouement autour du numérique, pour certains, cela signifie qu’on est d’office « anti-techno », alors que ce n’est pas vrai. Par exemple, je considère que le numérique présente une multitude d’avantages, mais pour pouvoir en bénéficier pleinement, il faut qu’il soit un outil au service de la société, et pas l’inverse. Ce n’est pas aux citoyennes et citoyens de s’adapter au numérique, c’est au numérique à s’adapter à la société. C’est pourquoi il est primordial d’établir des lois, et d’écouter les citoyens, les associations, les spécialistes afin de pouvoir mettre le numérique à sa juste place », conclut Pre Elise Degrave. Son livre “L’Etat numérique et les droits humains“, dans lequel elle aborde ces questions, paraîtra aux Editions de l’Académie royale de Belgique en septembre 2024.